Sophisme de la proportionnalité
Tendance à croire que les effets doivent présenter une ampleur proportionnelle à leurs causes. Ainsi, les événements aux conséquences considérables devraient avoir des causes d'une importance semblable.
Beaucoup trouvent inconcevable que Lee Harvey Oswald, perché 60 à 100 mètres au-dessus d'une cible en mouvement, ait pu assassiner John F. Kennedy à l'aide d'une vieille carabine achetée par correspondance. Oswald, un quidam perturbé et aigri, aurait tué le président des États-Unis, peut-être l'homme le plus puissant de la terre? Non, pour un tel crime, seul un sombre complot peut convenir. Du moins, c'est ainsi que penseraient bien des conspirationnistes, d'après Patrick Leman :
Une théorie conspirationniste existe pour presque chaque événement majeur...Mais quel schème de pensée contribue à la croyance en de telles théories? En 2002, j'ai effectué une étude sur un mode de pensée, le raisonnement qu'on appelle parfois « événement majeur-cause majeure ». Essentiellement, on applique souvent l'idée qu'à des conséquences de grande portée doivent correspondre des événements d'une portée semblable.
Leman commence son article en dressant une liste de quelques événements majeurs pour lesquels les théories conspirationnistes abondent :
La princesse Diana a-t-elle été victime d'ivresse au volant, ou d'un complot de la famille royale britannique? Neil Armstrong a-t-il réellement marché sur la lune, ou simplement sur un plateau de tournage au Nevada? Qui a tué le président Kennedy? Les Russes, les Cubains, la CIA, la mafia, ou les extraterrestres? Presque chaque grand événement fait l'objet d'une théorie du complot.
Sans doute, des assassins extraterrestres donnent un peu plus d'éclat à la mort de Kennedy que le geste isolé d'un anonyme frustré, mais on ne voit pas comment le travail d'une équipe de milliers de personnes allant de secrétaires et de mécaniciens à des pilotes d'essai et des administrateurs serait moins important que celui d'une petite équipe de tournage cherchant à simuler un alunissage. À tout le moins, il faut tenir compte du fait que ce ne sont pas toutes les théories du complot qui se fondent sur ce sophisme.
Rob Brotherton, qui s'est intéressé, lui aussi, aux conspirationnistes, écrit :
... la recherche tend à montrer que nous sommes prédisposés psychologiquement à voir un complot derrière des événements comme l'assassinat de Kennedy, et ce en raison d'une règle d'approximation mentale qu'on appelle le sophisme de la proportionnalité. Quand le résultat d'un événement est important, des causes proportionnellement aussi importantes semblent plus plausibles. Au contraire, lorsque les conséquences sont modestes, on croira plutôt à des causes de même niveau. Des psychologues en ont fait la démonstration à l'aide de toutes sortes de scénarios expérimentaux allant de rapports de flambées épidémiques et de tornades à des accidents d'avions et des crimes. Leurs conclusions sont cohérentes : nous avons tendance à attribuer à des grandes causes des événements extrêmes, et à des causes modestes des événements sans grande portée.
Pourquoi, dans ce cas, n'y a-t-il pas de théorie du complot au sujet de l'assassinat de Martin Luther King ou de Bobby Kennedy? Les événements n'auraient-ils pas eu des conséquences assez grandes? Et pourquoi penserait-on qu'un complot à propos du onze septembre 2001 mettant en scène Saddam Hussein ou George W. Bush et Dick Cheney serait plus important qu'un complot terroriste fomenté par Osama ben Laden et dix-neuf terroristes d'Al Qaeda?
D'autre part, plusieurs expériences ont montré qu'on est davantage prêt à croire à un complot visant à assassiner un président (fictif) quand il est couronné de succès que dans le cas contraire (Brotherton). Brotherton écrit :
Inconsciemment, nous sommes portés à chercher des causes proportionnellement complexes et importantes pour des événements complexes et importants. Les explications correspondant à cette idée semblent plus plausibles et attrayantes que des explications qui vont à l'encontre de la logique intuitive du sophisme de la proportionnalité. Dans sa recherche, Leman a découvert que les explications conspirationnistes étaient susceptibles de s'attirer plus de popularité relativement à un assassinat de président mené à bien que pour une simple tentative ratée. Dans le monde réel, les théories conspirationnistes à propos de l'assassinat de JFK sont aujourd'hui monnaie courante, alors qu'on n'en retrouve que peu à propos de la tentative d'assassinat de Ronald Reagan. Il est facile de croire qu'un parfait inconnu, victime de troubles mentaux, arrive, sans aide extérieure, à blesser la personne la plus puissante de la planète, mais la cause semblera insuffisante s'il réussit à l'expédier ad patres. Dans ce dernier cas, on sera porté à invoquer un complot fomenté de longue date par une organisation d'envergure. La mort de la princesse Diana, les attentats du onze septembre, l'ouragan Katrina : tous ces événements qui ont marqué l'imagination ont produit des théories conspirationnistes durables, alors que les Reagan et les Irene ont été oubliés.
Il y a apparemment de preuves solides que le sophisme de la proportionnalité est bien réel, et qu'il se manifeste parfois dans les théories conspirationnistes. Quoi qu'il en soit, on retrouve déjà, dans l'histoire de la pensée, une croyance ancienne qui pourrait servir d'exemple : l'idée néo-platonicienne que les causes doivent posséder autant sinon davantage de réalité ou d'être que leurs effets.
Cette idée, le principe de l'adéquation causale, Descartes s'en est servi pour affirmer l'existence d'un être suprême parfait. L'argument paraît simple, mais il traîne avec lui un passé lourd de deux mille ans.
Et partant, puisque je suis une chose qui pense, et qui ai en moi quelque idée de Dieu, quelle que soit enfin la cause que l'on attribue à ma nature, il faut nécessairement avouer qu'elle doit pareillement être une chose qui pense, et posséder en soi l'idée de toutes les perfections que j'attribue à la nature Divine.
L'argument ne veut rien dire pour ceux qui ne voient pas les idées et les esprits comme des « êtres » créés par une entité devant posséder au moins autant de réalité que les idées et les esprits. Ce n'en est pas moins l'épitomé du sophisme de la proportionnalité, sur un pied d'égalité avec les arguments voulant que l'univers doive posséder une cause au moins égale à lui-même.
Enfin, on voit, beaucoup plus rarement, il est vrai, une erreur qui se situe à l'opposé du sophisme de la proportionnalité, soit le sophisme de la proportionnalité inverse, qu'on retrouve à l'œuvre dans le projet de la conscience globale. Dean Radin et Roger Nelson croient que les événements importants comme l'assassinat de JFK ou la mort de la princesse Diana créent des anomalies dans les générateurs de nombres aléatoires. Leur croyance paraît absurde à ceux qui ne croient pas en l'existence d'esprits immatériels qui s'harmonisent parfois entre eux de façon à produire dans le monde physique des effets captés uniquement par des machines qui ne font rien d'autre que générer des chiffres de façon plus ou moins aléatoire.
Dernière mise à jour le 24 août 2019.
Source: Skeptic's Dictionary