LES SCEPTIQUES DU QUÉBEC

Dictionnaire

Théorie de la création intelligente

(ou créationnisme raisonné)

[Traduction de Intelligent Design donnée par Termium, la banque de terminologie du gouvernement canadien]


... les probabilités que la molécule d'ADN se soit constituée par hasard sont de 1040 000 contre un [selon Fred Hoyle, dans Evolution from Space, 1981]. C’est exact, mais grandement trompeur. L'ADN ne s'est pas constituée purement et simplement par hasard. Ce sont les lois de la physique autant que la chance qui ont mené à son apparition. Sans les lois de la physique telles que nous les connaissons, la vie sur Terre telle qu'elle nous apparaît n'aurait pu évoluer en six petits milliards d'années. La force nucléaire était nécessaire pour retenir les protons et les neutrons au sein du noyau des atomes, l'électromagnétisme, pour que les atomes et les molécules demeurent assemblés, et la gravité, pour que les éléments indispensables à la vie qui en sont résultés demeurent à la surface de notre planète.
Victor J. Stenger*


Expliquer l’origine de l'ADN en invoquant un Créateur transcendant, c'est ne rien expliquer du tout, en fait, car cela ne nous apprend rien sur l'origine de ce fameux Créateur. En dernière analyse, on en revient toujours à des affirmations du genre «Dieu existe depuis la nuit des temps». Si l'on se permet d'éluder la question aussi facilement, aussi bien dire «L'ADN a toujours existé», ou «La Vie a toujours été» et clore le débat.
Richard Dawkins, The Blind Watchmaker: Why the Evidence of Evolution Reveals a Universe without Design, p. 141
 

... la rareté en soi ne prouve pas nécessairement quoi que ce soit. Lorsqu'on obtient une donne de treize cartes au bridge, la probabilité de recevoir précisément celle-là à l’exclusion de toutes les autres est de moins de une sur 600 milliards. Il serait pourtant absurde qu'un joueur reçoive sa donne, l'examine soigneusement, calcule qu'il y a moins d'une chance sur 600 milliards qu'il reçoive justement celle-là, et conclue, devant des probabilités si incroyablement minces, qu'on ne peut la lui avoir distribuée au hasard.
John Allen Paulos, Innumeracy: Mathematical Illiteracy and its Consequences


Si l'on arrivait à démontrer qu'il existe un organe complexe qui n'ait pas pu se former par une série de nombreuses modifications graduelles et légères, ma théorie ne pourrait certes plus se défendre.
Charles Darwin, De l'origine des espèces
 

 Théorie selon laquelle une intelligence quelconque a présidé à la naissance et à l'évolution de l'Univers, ainsi que de la vie dans toute sa diversité.* Les partisans de la création intelligente prétendent que leur théorie est scientifique et qu'elle avance des preuves empiriques de l'existence de Dieu ou d'extra-terrestres à l'intelligence supérieure. Ils croient que la marque d'une intelligence supérieure est décelable de façon empirique dans la nature et le vivant. Ils insistent pour que la création intelligente soit enseignée en sciences à titre de pendant de la théorie scientifique de la sélection naturelle.

On croirait entendre des créationnistes, mais les partisans de la création intelligente affirment ne pas rejeter le concept de l'évolution simplement parce qu'il ne correspond pas à la façon dont ils interprètent la Bible. Ils prétendent cependant que la sélection naturelle implique que l'Univers ne peut avoir été imaginé ni créé, ce qui est absurde. Affirmer que Dieu ne peut créer des êtres vivants par la sélection naturelle, c'est avancer une hypothèse invérifiable. En outre, une telle affirmation va à l’encontre de la foi en un Créateur omnipotent. 

L'un des premiers à entrer en lice au nom de la création intelligente a été Philip E. Johnson, professeur de droit à l'université de Berkeley en Californie, qui semble s’être totalement mépris sur le néo-darwinisme. Selon lui, cette théorie prouverait que 1) Dieu n'existe pas; 2) la sélection naturelle ne peut être que le fruit du hasard; 3) ce qui est le fruit du hasard ne peut avoir été conçu par Dieu. Or, aucun de ces postulats n'est essentiel à la sélection naturelle. Il n'y a rien d'incohérent à croire à la fois en un Dieu créateur de l'Univers et à la sélection naturelle. Celle-ci peut devoir son existence aussi bien à Dieu qu'au hasard. Un faux dilemme inaugure donc la longue suite d’erreurs commises par les partisans de la création intelligente. On n'a pas à choisir entre la sélection naturelle ou Dieu (ou des extraterrestres à l'intelligence supérieure). Dieu aurait très bien pu concevoir l'Univers de façon à ce qu'un enchaînement d'événements fortuits encadrés par les lois de la Nature finissent par produire la vie. Ou encore, Il aurait pu créer des extraterrestres à l'intelligence supérieure capables de faire joujou avec la sélection naturelle. Des extraterrestres à l'intelligence supérieure ont pu évoluer sur leur propre planète grâce à la sélection naturelle avant d'introduire le processus sur Terre. Peut-être même qu'une autre théorie scientifique viendra un jour expliquer les êtres vivants et leurs écosystèmes mieux que la sélection naturelle (ou le créationnisme raisonné). Les possibilités ne sont peut-être pas illimitées, mais elles demeurent assurément plus riches que la seule alternative que nous laissent les partisans de la création intelligente.

Ces partisans citent souvent deux scientifiques: Michael Behe, auteur de Darwin's Black Box (The Free Press, 1996), et William Dembski, auteur de Intelligent Design: The Bridge between Science and Theology (Cambridge University Press, 1998). Dembski et Behe sont tous deux membres du Discovery Institute, un institut de recherche de Seattle largement financé par des fondations chrétiennes. Leurs arguments semblent convaincants parce qu'ils sont exposés dans des termes techniques et qu'ils sont cautionnés par des scientifiques, mais ils n’en demeurent pas moins de nature identique à ceux des créationnistes: au lieu d'amener des preuves positives de leur propre théorie, ils tentent avant tout de discréditer la sélection naturelle. Comme on l'a déjà mentionné, par contre, même s'ils venaient à bout de la théorie de Darwin, les perspectives de la création intelligente ne s'en trouveraient guère améliorées. 

Behe est professeur agrégé de biochimie à l'université Lehigh. Essentiellement, il ne remet pas en question l'évolution, mais plutôt son déroulement. Il affirme vouloir «de véritables recherches en laboratoire sur la création intelligente».* Malheureusement, ce souhait trahit une profonde méconnaissance de la distinction entre science et métaphysique. En effet, aucune expérience de laboratoire ne pourra jamais démontrer l'existence de Dieu.

Quoi qu'il en soit, Behe prétend que la biochimie lève le voile sur une telle complexité, sur un monde de cellules et de molécules aux fonctions si remarquablement spécialisées, qu'on ne saurait l'expliquer par une évolution graduelle; seule une volonté créatrice transcendante (autrement dit, Dieu) demeure plausible. Certains systèmes, pense-t-il, ne peuvent résulter de la sélection naturelle, parce que «tout précurseur d'un système à la complexité irréductible auquel il manque un élément est par définition non fonctionnel» (39). Il donne l'exemple d'un piège à souris comme système à la complexité irréductible: toutes les pièces doivent être présentes pour que le piège fonctionne. À vrai dire, Behe met du vin âgé dans des outres neuves en revêtant l'appel au dessein de concepts tirés de la biochimie. Ce qu'il raconte n'est guère plus scientifique que n'importe quelle autre forme de ce sophisme ancien. D'ailleurs, la plupart des scientifiques, dont beaucoup sont croyants, pensent que Behe devrait cesser de se congratuler aussi chaleureusement. Comme avec tout argument de ce genre, Behe élude le fond de la question. Le consensus général semble être que Behe est un bon scientifique et un bon auteur, mais un médiocre métaphysicien.

Son argumentation tourne autour de la notions de «systèmes d’une complexité irréductible», des systèmes qui ne peuvent fonctionner en l’absence d’une de leurs nombreuses composantes. «Les systèmes d’une complexité irréductible (…) ne peuvent évoluer conformément à ce que prétend Darwin», explique-t-il, parce que la sélection naturelle opère par petites mutations, une seule composante à la fois. Il saute alors à la conclusion que la création intelligente est seule responsable de l’apparition de ces systèmes. Ce à quoi le professeur de biologie Kenneth Miller (lui-même de foi chrétienne) répond:

 «Les nombreuses composantes de systèmes biologiques imbriqués n’évoluent pas de façon individuelle, malgré ce qu’en pense Behe. Elles évoluent ensemble, en tant que systèmes qui croissent petit à petit et qui s’adaptent à de nouveau objectifs. Comme l’a démontré Richard Dawkins dans The Blind Watchmaker, la sélection naturelle peut agir sur ces systèmes à chaque étape de leur transformation».* 

Le professeur Bartlett, quant à lui, écrit:

 si l’on présume que Behe a raison, et que les êtres humains arrivent à discerner une intention à l’œuvre dans la Nature, dans ce cas ils peuvent également discerner les erreurs de conception (les fabricants automobiles passent leur temps à se faire poursuivre à ce sujet). Dans Darwin’s Black Box, Behe définit la création comme «une combinaison intentionnelle de composantes, répondant à un but précis». Mais qu’en est-il lorsque les «composantes» en question ne répondent à aucun but précis, eu égard aux normes habituelles d’ingénierie? Face erreurs d’un «Gaston Lagaffe transcendantal», l’épine dorsale, la filière pelvi-génitale, la prostate, l’arrière de la gorge, etc., Behe et les tenants du créationnisme révisé se réfugient dans la théologie.* [C’est à dire: Dieu agit à Sa guise; Nous ne pouvons juger l’intelligence comme le ferait Dieu, etc.] 

H. Allen Orr écrit:

 La très grande erreur de Behe, c’est qu’en rejetant ces possibilités, il conclut qu’aucune solution de type darwinien ne demeure possible. Il en reste pourtant une: un système d’une complexité irréductible peut se constituer graduellement par l’addition d’éléments qui, bien qu’ils ne fassent que conférer un avantage au système à l’origine, finissent par devenir essentiels à la suite de changements qui surviennent plus tard. La logique de la chose est simple. Au départ, l’élément A s’acquitte bien de ses fonctions (et encore, peut-être pas si bien que ça). Un autre élément, B, s’ajoute avec le temps parce qu’il épaule A. Ce nouvel élément n’a rien d’essentiel; il ne fait qu’améliorer les choses. Plus tard, par contre, A (ou autre chose) change d’une façon telle que B devient indispensable. Ce processus se poursuit à mesure que d’autres parties s’intègrent au système. À la longue, de nombreux éléments finissent par devenir essentiels.* 

Enfin, les arguments de Behe laissent entendre que la sélection naturelle ne pourra jamais expliquer ce qu’elle est incapable d’expliquer à l’heure actuelle. C’est à voir. De toutes façons, certaines des choses que Behe et les tenants de la création intelligente croient irrésolues par la sélection naturelle ont été effectivement expliquées par le néo-darwinisme. 

Dembski

William Dembski (Intelligent Design: The Bridge between Science and Theology, 1998) est professeur à l’université Baylor. Dembski se dit en mesure de prouver que la vie et l’Univers ne peuvent s’expliquer par le hasard et des processus naturels. Par conséquent, ils doivent être le fruit de la création intelligente et de Dieu. Il affirme également que «la justesse conceptuelle d’une théorie scientifique ne peut être maintenue hors du Christ» (209), ce qui montre bien le préjugé métaphysique qui l’anime. *

Selon le physicien Vic Stenger, dans «The Emperor’s New Designer Clothes», Dembski a recours aux mathématiques et à la logique pour en arriver à ce qu’il nomme la loi de la conservation de l’information. «Il prétend qu’aucune combinaison du hasard et des processus naturels ne peut générer l’information contenue dans les structures vivantes… La loi que propose Dembski n’est rien d’autre que "la conservation de l’entropie", un cas spécial de la seconde loi [de la thermodynamique] qui s’applique lorsque aucun processus dissipatif comme la friction n’est présent.» Toutefois, il faut se souvenir que «de l’entropie est créée naturellement un millier de fois par jour par chaque habitant de la Terre. Chaque fois qu’il y a friction, de l’information est perdue». 

Pseudoscience 

La création intelligente n’est pas une théorie scientifique, pas plus qu’elle ne s’oppose à la sélection naturelle ni à aucune autre théorie sur le plan des sciences. L’Univers nous semblerait le même, qu’il ait été créé par Dieu ou non. Les théories empiriques portent sur le monde tel qu’il nous apparaît. Elles sortent de ce cadre chaque fois qu’elles tentent d’expliquer pourquoi il nous paraît ainsi, ou chaque fois qu’elles postulent l’influence d’une intelligence quelconque sur la Nature parce qu’il est hautement improbable que telle ou telle chose soit le fruit du hasard. Ce genre d’affirmations relèvent de la métaphysique, et le créationnisme raisonné appartient au domaine de la métaphysique. Qu’il présente un contenu empirique ne le rend pas plus scientifique que la métaphysique de Spinoza ou le créationnisme classique.

La création intelligente est à ranger du côté des pseudosciences parce que ses partisans la disent scientifique alors qu’elle relève de la métaphysique. Elle se fonde sur plusieurs équivoques philosophiques, dont l’idée que ce qui est empirique est nécessairement scientifique n’est pas la moindre. Si, par «empirique», on entend ce qui vient de l’observation ou de l’expérience, ce qui se fonde sur elles, cette affirmation est entièrement fausse. Une théorie empirique peut être aussi bien scientifique que non-scientifique. Le complexe d’Œdipe cher à Freud est une théorie de nature empirique, mais non scientifique, tout comme la théorie de l’inconscient collectif de Jung. Le créationnisme biblique est empirique, mais non scientifique. La poésie peut être empirique sans être scientifique.

 D’un autre côté, si «empirique» signifie qui peut être vérifié ou invalidé par l’observation ou l’expérience, la création intelligente n’a rien d’empirique. Il n’existe aucun moyen de prouver ou d’invalider par l’observation que l’ensemble de la Nature, ni même un écosystème individuel, a été conçu par une intelligence quelconque. Seule une théorie à propos des lois naturelles qui ne fait aucune référence à une intention quelconque peut expliquer à la fois l’ensemble de la Nature et les écosystèmes individuels.

Il est vrai qu’on trouve quelques hypothèses métaphysiques en science, dont une des plus importantes est que l’Univers se conforme à des lois. Mais la science ne se prononce pas à savoir si ces lois ont d’abord été conçues par une intelligence quelconque, car il s’agit d’une question de nature métaphysique. Croire que l’Univers, en tout ou en partie, est l’œuvre d’un concepteur ne nous aide en rien à en comprendre le fonctionnement. Quand on donne comme réponse à une question empirique «Parce que Dieu (ou des extra-terrestres à l’intelligence supérieure) l’a voulu ainsi», on quitte le domaine de la science pour entrer dans celui de la métaphysique. Bien entendu, de nombreux scientifiques possèdent des croyances métaphysiques, mais elles n’interviennent pas dans les explications qu’ils avancent. La science est ouverte autant aux théistes qu’aux athées.

Si l’on accepte l’hypothèse que l’Univers peut avoir été conçu par une intelligence quelconque, ou même qu’il l’a probablement été, qu’est-ce que cela implique? Par exemple, supposons qu’un écosystème donné soit le fruit d’un créateur. Si ce créateur n’est pas l’un des nôtres, un être humain comme nous, si nous ne connaissons pas déjà son travail ou celui de créateurs semblables, comment ferons-nous pour étudier cet écosystème? D’autre part, si tout ce qu’on sait à propos de l’écosystème en question est qu’il a été produit par une intelligence quelconque, mais que le concepteur est un être différent de nous, comment allons-nous nous y prendre? À la moindre question sur le système et sa relation avec son créateur, ne serions-nous pas constamment réduits à quia, incapables de répondre autre chose que: Les choses sont ainsi parce qu’on les a conçues ainsi? Si Dieu a tout créé, y compris nous, ne devons-nous pas également conclure que tout ce qui nous entoure, sur Terre comme dans le reste de l’Univers, procède de la création intelligente? Ce genre de théorie explique tout, mais n’élucide rien.

Les tenants du créationnisme raisonné mènent un combat d’arrière-garde pour une cause qui a été perdue au dix-septième siècle: la quête d’une explication de la Nature qui tienne compte des causes finales et des causes efficaces. Avant le dix-septième siècle, il n’y avait essentiellement aucun conflit entre une vision mécaniste et une vision téléologique de la Nature. Avec l’exception notable de Leibniz et de ses disciples, à peu près tout le monde a délaissé les explications scientifiques comportant un volet théologique. Le progrès scientifique est devenu possible en partie parce que les chercheurs ont tenté de d’expliquer les phénomènes naturels sans faire référence à leur création, leur conception ou leur fin ultime. Dieu est peut-être à l’origine de l’Univers et des lois naturelles, mais la Nature elle-même est une machine qui obéit à ses propres lois, et qu’on peut comprendre en tant que telle. Dieu devient ainsi une hypothèse superflue.

 

Voir également: Athéisme, Appel au dessein, Créationnisme, Dieux, Rasoir d’Occam, Richard Sternberg et Théisme.

 

Dernière mise à jour le 24 août 2019.

Source: Skeptic's Dictionary