LES SCEPTIQUES DU QUÉBEC

Conférence

Conférence du samedi 13 juin 2009

La réception du darwinisme au Québec

de 1860 à 2009

Yves Gingras, historien des sciences

Lors d’une allocution présentée chez les Sceptiques du Québec le 13 juin 2009, Yves Gingras, historien des sciences, révèle les raisons scientifiques et idéologiques des opposants québécois au darwinisme. L’accumulation de preuves en faveur de l’évolution aura raison d’une farouche résistance qui, pourtant, n’abandonnera jamais l’idée d’une finalité ultime de nature divine.

Annonce de la conférence

Yves Gingras

Comme partout dans le monde, la publication en 1859 de L'Origine des espèces a suscité beaucoup de discussions et de réserves de la part des savants qui étaient à l'époque à peu près tous croyants. On verra donc les réactions d'opposition de William Dawson de McGill et des abbés J.C.K. Laflamme et Léon Provancher de Québec de même que les discussions dans les journaux et les revues de l'époque. À compter de la fin des années 1880, on peut dire que l'idée d'évolution des espèces (plantes et animaux) a fait son chemin dans le monde catholique – même si le cas de l'homme continuera longtemps à faire problème.

Yves Gingras est professeur au département d’histoire de l'Université du Québec à Montréal (UQÀM). Chercheur prolifique, il est aussi un communicateur reconnu que le public a le plaisir d’entendre régulièrement à la radio de la Société Radio-Canada à l’émission Les Années lumière, où il tient une chronique depuis 1997. Auteur de plusieurs ouvrages, il vient de rééditer le collectif Histoire des sciences au Québec de la Nouvelle-France à nos jours, Boréal, 2008.


La réception du darwinisme au Québec

de 1860 à 2009

Yves Gingras, historien des sciences

Yves Gingras

En tant qu’historien des sciences, Yves Gingras, tente d’éviter les anachronismes dans son interprétation d’événements passés. Pour bien comprendre les réactions des opposants au darwinisme, il faut se rappeler l’état des connaissances scientifiques sur ce sujet au moment où Darwin a proposé ses hypothèses sur l’évolution des espèces. Il ne faut pas juger à partir de ce que l’on sait aujourd’hui, 150 ans plus tard. Aucun scientifique sérieux ne doute maintenant de l’évolution, mais, à l’époque de Darwin, il y avait de bonnes raisons de demeurer sceptique.

L’œuvre de Charles Darwin

Darwin est souvent représenté comme un sage barbu dont les réflexions profondes sur le monde animal l’ont amené à avancer sa théorie biologique révolutionnaire. Il n’était pourtant qu’un jeune homme d’une vingtaine d’années lorsqu’il entreprit son voyage d’exploration naturaliste autour du monde, avec un arrêt, maintenant célèbre, aux îles Galápagos. Son voyage dura presque cinq ans (1832-1836). Durant cette période, il consigna dans des carnets ses observations sur la géologie des terres visitées et la distribution des espèces exotiques qu’il examinait. Elles seront la source de ses réflexions à son retour.

On pense à tort que Darwin était peu connu avant de publier L’Origine des espèces en 1859 (traduit en français en 1866). Il avait pourtant déjà acquis une solide réputation de naturaliste en publiant notamment en 1842 un ouvrage important : Structure et distribution de récifs de corail. Son approche est scientifique ; il tente de répondre par des raisonnements empiriques à la question : pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ? D’ailleurs, c’est à lui que s’adresse en 1858 Alfred Russel Wallace, naturaliste britannique séjournant en Nouvelle-Zélande, pour obtenir un avis sur une théorie essentiellement semblable à celle que Darwin publia un an plus tard.

Notons que Darwin, après bien des hésitations et sur le conseil d’amis, présenta, en 1858 et conjointement avec Wallace, l’essence de sa théorie sur la sélection naturelle à la Linnean Society de Londres. On parle alors de découverte simultanée de cette théorie par deux scientifiques, séparés par des continents, à partir de leurs propres observations. La publication de L’Origine des espèces, un an plus tard, consacra Darwin grand théoricien de cette hypothèse fondée sur vingt ans d’analyses détaillées. Cet ouvrage bouleverse les idées traditionnelles de cette époque sur la fixité des espèces, surtout parce que les lecteurs voient bien qu’elles devraient aussi s’appliquer à l’homme – même si Darwin se garde bien d’en faire mention.

Après 1859, Darwin poursuit inlassablement des travaux précis et très spécialisés sur une multitude de sujets naturalistes. Mentionnons son livre sur La fécondation des orchidées en 1862. Un sujet qui demande de patientes observations sur de longues périodes. Dans son autobiographie, évoque Gingras, Darwin attribuera ses découvertes à sa persévérance et sa concentration à surmonter les difficultés liées à la recherche scientifique. Il publiera d’ailleurs en 1875 et en 1880 des ouvrages qui témoignent de son étonnante patience : Les plantes insectivores et Le mouvement chez les plantes. N’oublions pas qu’à cette époque appareils photo et vidéo-caméras n’existaient pas, il fallait noter ses observations visuelles par des croquis et commentaires écrits à la main. Son dernier ouvrage, en 1881 (un an avant sa mort), témoigne aussi de sa persistance tranquille et, sans doute, d’un humour tout britannique : La formation de l’humus végétal par l’action des vers de terre.

Au cours de cette période, Darwin publia aussi trois ouvrages qui complètent les thèses développées dans L’origine des espèces. D’abord, Variation des animaux et des plantes domestiques (1868). Cette « sélection artificielle », que constitue la domestication, s’appuie sur les mêmes processus que la sélection naturelle, sauf sous le contrôle sélectif de l’homme plutôt que de l’environnement. Deuxièmement, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle (1871, traduit en 1891). Il y soutient que la sélection naturelle s’applique aussi à l’espèce humaine, faisant ainsi de l’homme un animal comme les autres. Il n’existe pas de coupure radicale entre l’animal et l’humain. Troisièmement, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872). Darwin démontre que certaines qualités, considérées typiquement humaines, se retrouvent aussi, à un état primaire, chez les animaux.

Opposition anglophone

Au Québec, les thèses de Darwin sur l’évolution des espèces rencontrèrent une vive opposition de la part de John William Dawson, principal (recteur) de l’université McGill à Montréal de 1855 à 1893 : une période de presque 40 ans ! Dawson était aussi un géologue de réputation mondiale. De plus, en tant que fondamentaliste chrétien, il avait bien compris le danger que posait à sa religion la théorie d’une ascendance animale de l’espèce humaine. Il s’y opposa toute sa vie par tous les moyens : allocutions, communications scientifiques, livres populaires...

Le cheval de bataille principal de cet influent scientifique canadien, poursuit le conférencier, a été l’Eozoön canadense, fossile présumé foraminifère découvert par des géologues de la Commission géologique du Canada. On estima qu’il datait de bien avant l’origine de la vie présupposée par la théorie de l’évolution darwinienne (quelques centaines de millions d’années).

Pour Dawson, ce fossile prouve que la théorie de Darwin ne peut être vraie, puisque, selon cette théorie, il n’y aurait pas dû avoir de vie à ce moment-là. Pour Darwin, ce même fossile démontre que la vie est plus ancienne qu’on ne le croyait. Il en fait même mention dans les éditions révisées de L’origine des espèces. Le préjugé de chacun impose une interprétation radicalement différente de la même observation.

Le point de vue de Dawson sera même supporté par l’abbé J.-C.-K. Laflamme, professeur de géologie à l’Université Laval. Il écrit dans Éléments de géologie (1885) : « Quoique la nature animale de l’Eozoön ait été un sujet de vive discussion parmi les géologues, et qu’elle reste encore douteuse pour quelques-uns, surtout pour les géologues européens, l’autorité du Dr Carpenter, de Sir J.-W. Dawson et autres, est pour nous une garantie plus que suffisante, et nous regardons l’Eozoön comme l’aîné de toutes les espèces animales. » Peu après, la communauté scientifique conclura que l’Eozoön n’est qu’un phénomène géologique inerte. Dawson ne l’admettra jamais.

Sa position créationniste avait d’ailleurs été clairement indiquée dans son ouvrage populaire The Story of the Earth and Man (1872) : « L’évolution enlève à l’étude de la nature toute idée de cause finale ou de but. L’évolutionniste, au lieu de considérer le monde comme l’achèvement d’un plan majestueux, auquel l’artisan aurait consacré toute son habileté, voit la nature comme les amoncellements désordonnés de pierres, qui peuvent présenter l’apparence d’un château ou les figures grossières d’hommes ou d’animaux, mais ne sont que le résultat du hasard et restent dépourvues de sens véritable ».

Devant les preuves qui s’accumulent, Dawson finira par admettre en 1890 dans Modern ideas of evolution une forme d’évolutionnisme qui accorde direction et finalité à la transformation des espèces. Fondée sur le plan d’un Créateur, cette évolution diffère radicalement du darwinisme issu de mutations aléatoires. Cette vision sera plus tard reprise et développée par d’autres croyants tels Teilhard de Chardin et Marie-Victorin.

Toutefois, à la fin du 19e siècle, une diversité de points de vue existait sur le darwinisme. Certains scientifiques canadiens éminents avaient déjà accepté la sélection naturelle : David Penhallow, professeur de botanique à l’Université McGill ; Thomas Sterry Hunt, professeur de géologie à l’Université Laval et géologue à la Commission de géologie du Canada ; William Couper, Président de la société entomologique de Montréal, mentionne le conférencier.

Dawson meurt en 1898. Le géologue Frank Adams de McGill écrit à son sujet une notice nécrologique dans la réputée revue scientifique américaine Science rendant hommage au grand scientifique que fut Dawson, tout en ajoutant que les profondes croyances religieuses de Dawson ne lui permettaient pas « d’abandonner le récit de la Genèse ». Son irréductible opposition au darwinisme était « la faiblesse d’un grand homme ».

Opposition francophone

Les principaux opposants francophones du darwinisme à la fin du 19e siècle étaient des scientifiques, membres du clergé. Survolons, plus ou moins chronologiquement, propose Gingras, leurs interventions souvent tapageuses.

L’abbé Léon Provancher réalisa plusieurs ouvrages de grande portée scientifique. Mentionnons : La flore canadienne (1863), en deux volumes et Petite faune entomologique du Canada (1877-1886), en trois volumes. Tous deux des traités exhaustifs qui ont fait époque. Il a aussi fondé la première revue naturaliste canadienne-française, Le naturaliste canadien (1868), encore publiée de nos jours.

Plus militant que Dawson et d’allégeance ultramontaine, Provancher veut en découdre avec les évolutionnistes – sur leur terrain –, car il estime, comme bien d’autres, que des arguments scientifiques incontournables réfutent l’évolutionnisme. Il veut démontrer « à science égale, l’absurdité et l’impiété » du darwinisme (Le naturaliste canadien, 1872). Par exemple, il note que les momies rapportées d’Égypte, vielles de 3000 ans, sont exactement semblables à l’homme moderne. Il soutient que des milliers d’années de domestication canine n’ont réussi qu’à produire différentes variétés de chiens, pas de nouvelles espèces qui ne seraient pas des chiens.

Provancher affirme que la science n’est « en désaccord nulle part avec la Révélation » et que de nouvelles études confirment « précisément le récit des livres saints ». Pour lui, comme pour la plupart des adeptes du fixisme, l’évolutionnisme est de la mauvaise science. La vraie science soutient clairement la fixité des espèces.

Malgré son intransigeance envers l’évolutionnisme, Provancher sera critiqué en 1879 par Jules-Paul Tardivel, journaliste ultramontain de La Vérité, encore plus à droite que lui. On lui reproche de s’être trop éloigné du récit biblique (au sujet du Déluge), comme la plupart des géologues de cette époque. Provancher ne craint pas la polémique et défendra vaillamment son point de vue. Il sera de plus appuyé (en 1881) par Mgr Thomas-Étienne Hamel, recteur de l’Université Laval, qui déclare que les catholiques ne sont pas tenus à une lecture littérale de la Bible et peuvent accepter les enseignements de la géologie.

Cette intervention de l’Église catholique sera le signe d’un changement vers une plus grande souplesse à venir envers le darwinisme. La position fixiste devient de plus en plus scientifiquement indéfendable. Les opposants au darwinisme accepteront peu à peu l’idée d’une évolution des espèces, mais guidée par Dieu, ce qu’on conviendra d’appeler « l’évolutionnisme théiste ».

L’abbé Joseph-Clovis-Kemner Laflamme, professeur de géologie à l’Université Laval, s’attaqua aussi, durant la même période, aux idées évolutionnistes soutenues par Huxley et Darwin, qu’il qualifiait de théorie absurde s’écartant de la véritable science (en 1877, devant l’Institut canadien de Québec). Ces critiques eurent un écho dans Le Journal de Québec, car l’abbé était bien connu dans son domaine. Il avait collaboré avec la Commission géologique du Canada et produit de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique, quoique d’importance secondaire.

Il publiait en 1881 un ouvrage intitulé Éléments de minéralogie et de géologie dans lequel il fustige l’idée darwinienne que l’homme descend du singe : « le roi de la création a été créé directement par Dieu ». Nul besoin des Écritures pour l’affirmer, ajoutera-t-il, le raisonnement scientifique suffit amplement. D'ailleurs, la variabilité des espèces peut être rejetée du revers de la main tant qu’on ne nous aura pas donné un « exemple évident » actuel. S’appuyant sur un strict empirisme inductif, Laflamme ne tient pas compte de la méthode hypothético-déductive employée par Darwin pour soutenir sa théorie.

Dans l’édition de 1885 du même manuel, étudié par tous les aspirants au baccalauréat ès sciences de l’Université Laval, J.-C.-K. Laflamme soutenait que la Géologie et la Bible étaient des écrits du même auteur : Dieu. Si on y discernait des contradictions, c’est qu’on interprétait mal l’un ou l’autre. Il enjoint de les étudier avec passion, car ils « chantent, chacun à sa manière, la gloire de leur auteur commun, le Dieu de toute vérité ». Pourtant, vingt ans plus tard, il se ralliera, lui aussi, à une version édulcorée de l’évolutionnisme. Dans ses Éléments de minéralogie, de géologie et de botanique (édition de 1907), il fera référence à « une grande loi du perfectionnement » qui régirait toute vie.

L’abbé François-Xavier Burque, professeur au Séminaire de Saint-Hyacinthe, n’est sans doute pas une sommité scientifique, mais il sera un adversaire farouche et vocal du darwinisme, en particulier de son application à l’espèce humaine. Il considère l’Adam biblique comme le plus « profond » des savants (n’a-t-il pas mangé du fruit de l’arbre de la connaissance ?) ; il ne pouvait pas être une « brute » apparentée au singe.

Ses diatribes, pourtant publiées en 1876 dans Le Naturalisme canadien (dont Provancher est fondateur et éditeur), constituent des attaques de bas niveau. « Avec l’orang-outang, les évolutionnistes descendent plus bas » jusqu’aux marsupiaux, oiseaux, reptiles, vers, limaçons... jusqu’à la fange, l’ordure et la boue. « Qu’ils sympathisent fraternellement avec la boue ! », lâchera-t-il.

En 1898, Burque publie Pluralité des mondes habités, considérée du point de vue négatif, empruntant le titre du célèbre ouvrage de Camille Flammarion (1862). La thèse de Burque s’oppose totalement à celle de Flammarion qui examinait les conditions d’habitabilité des planètes du système solaire. Pour Burke, il ne peut y avoir d’autres mondes habités. En appendice de cet ouvrage, on retrouve une attaque en règle contre la théorie de l’évolution, stipulant que « le clergé ne doit pas être évolutionniste », car « tout vivant sur terre est parfait » et chaque espèce douée d’immutabilité par Dieu.

Mgr Thomas-Étienne Hamel, qui a été professeur de physique et recteur de l’Université Laval, tenait aussi un discours semblable devant la Société Royale du Canada en 1887. Il soutenait que seule la fixité des espèces s’appuyait sur des faits et pouvait prétendre à la scientificité. « Le darwinisme ne saurait donc être classé que parmi les théories anti-scientifiques », ajoutait-il. Classer, au nom de la science, la théorie nouvelle de l’évolutionnisme dans le camp des pseudosciences représente une attitude commune chez les scientifiques religieux de cette époque.

Évolutionnistes croyants

Même si l’opposition au darwinisme comptait de nombreuses sommités scientifiques québécoises, comme on l’a déjà mentionné, d’autres scientifiques adhéraient partiellement à une certaine forme d’évolutionnisme. On peut être un scientifique croyant et admettre la sélection naturelle et la lutte pour l’existence sans accepter la « variabilité indéfinie des espèces ». De plus, souligne le scientifique Frédérick Kastner en 1882, le transformisme d’une espèce à l’autre ne peut se passer de « premières » espèces où l’on doit postuler la main du Créateur manifestant sa « puissance divine ».

Il existait aussi une certaine polémique à ce sujet entre les journaux libéraux et ultramontains. La Patrie (libérale) énonçait en 1885 que la théorie de Darwin, « même appliquée à l’homme », ne s’opposait pas aux enseignements de la foi. Elle n’est pas une théorie athée, mais donne « une plus haute idée de la sagesse du créateur ».

La Presse, dans un éditorial de 1909 (centenaire de la naissance de Darwin), reconnaissait la grandeur scientifique du savant, mais y distinguait deux hommes : « l’observateur de génie, le maître infatigable qui pénétra le plus avant dans les secrets de la nature » et « le philosophe qui fit dévier la métaphysique chrétienne ». Ce journal se désolait qu’on célébrât plus le philosophe que le naturaliste. L’évolutionnisme ne devait pas mener nécessairement au matérialisme athée, mais ouvrait la voie à un spiritualisme évolutif.

Bien qu’il y ait eu acceptation qualifiée de l’évolutionnisme par la communauté scientifique au début du 20e siècle, embrasser cette théorie avec trop d’enthousiasme va immanquablement faire réagir la hiérarchie catholique, parfois de façon brutale. Le Dr Albert Laurendeau, médecin de campagne, en fait l’expérience cuisante. Devant la menace d’excommunication, il dut abjurer les thèses darwiniennes contenues dans son livre La vie, considérations biologiques (1911). L’archevêque de Joliette mit son livre à l’index et exigea que Laurendeau réprouve formellement ses idées dans une lettre, que l’archevêque s’empressa de publier pour affirmer son autorité.

Éclipse du darwinisme

Les décennies autour de 1900 représentent ce que certains ont appelé « l’éclipse du darwinisme ». Les lois de l’hérédité de Mendel, redécouvertes à cette époque, semblent contredire l’évolution des espèces. Elles expliquent la transmission des traits parentaux de façon discontinue, alors que l’évolution darwinienne se fait progressivement de façon continue et sur de longues périodes. Ce n’est qu’au cours des années 1930, avec les travaux d’Ernst Mayr, de Theodosius Dobzhansky et d’autres, qu’on réconcilia les deux théories en une synthèse « néo-darwinienne ». Même le frère Marie-Victorin, favorable à l’évolutionnisme, voyait en 1913 dans les lois de l’hérédité un obstacle majeur au darwinisme.

La plupart des croyants s’opposaient au darwinisme parce qu’il était issu d’une lecture trop matérialiste de l’évolution. Dès que certains scientifiques et philosophes (tels Bergson et Teilhard de Chardin) purent en faire une lecture plus spiritualiste, ils se sont ralliés à une théorie dont les preuves s’accumulaient.

Il y aura toujours des scientifiques qui tenteront de réconcilier science et Écritures saintes, mais ils le feront avec de plus en plus de contorsions de la « parole divine ». L’abbé V.-A. Huard publie en 1913 un Abrégé de géologie, dans lequel il dresse un « tableau comparé des époques géologiques et des jours mosaïques ». Les époques archéenne, primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire correspondraient respectivement aux 1er et 2e jours de la Création (pas de vie), 3e jour (plantes), 5e jour (poisons, oiseaux), 6e jour (mammifères, reptiles) et 6e-7e jours (l’homme). La prétention de correspondance est boiteuse, comme le feront remarquer certains contemporains.

Huard ajoute qu’il ne saurait y avoir a priori conflit entre les théories scientifiques et les Saintes Écritures inspirées par Dieu, à moins d’erreurs d’interprétation de l’une ou l’autre source, ou de découvertes ultérieures qui rectifieront la compréhension. D’autant plus que les écrits bibliques, ajoute-t-il, donnent d’abord un enseignement religieux au peuple de Dieu et conforme au langage usité de son temps.

Dans les années 1920, la controverse au sujet du darwinisme se déplace sur une autre arène : la politique. Des lois sont passées aux États-Unis qui interdisent l’enseignement de l’évolution des espèces, jugé contraire aux enseignements bibliques. Vint le célèbre « procès du singe » en 1925. John Thomas Scopes, enseignant à l’école publique de Dayton au Tennessee, sur le conseil de libéraux qui veulent défaire la loi Butler et soutenu par eux, enseigne ouvertement à ses élèves la théorie bannie. Un procès s’ensuit ; il le perd et doit payer une amende de 100 $. Mais, dans ce procès fort bien médiatisé, l’opinion publique semble être de son côté.

Position officielle de l’Église

Officiellement, jusqu’au milieu du 20e siècle, l’Église catholique n’a jamais pris position sur la théorie scientifique de l’évolution des espèces par sélection naturelle. Plusieurs de ses représentants au Québec, comme on l’a vu, l’ont fait, mais plutôt à titre personnel. En 1950, le pape Pie XII proclame l’encyclique Humani Generis. Elle n’interdit pas la recherche dans ce domaine – à condition que, finalement, on se conforme au jugement de l’Église « à qui le Christ a confié le mandat d’interpréter avec autorité les Écritures ».

Il faut aussi qu’on soit d’accord que « la foi catholique nous oblige à maintenir l’immédiate création des âmes par Dieu ». Autre restriction : le polygénisme n’est pas permis. La race humaine ne peut avoir qu’un seul père, Adam. Tous les hommes doivent descendre de lui seul. Sans quoi, la doctrine du « péché originel », commis par Adam, ne tiendrait plus. Le Magistère ecclésiastique affirme que le péché originel « tire son origine d’un péché vraiment personnel commis par Adam, et qui, répandu en tous par la génération, se trouve en chacun et lui appartient ».

Heureusement, jusqu’à présent, les premiers ancêtres humains semblent provenir d’une même lignée qui confirmerait le monogénisme. Il n’est pas certain que des découvertes subséquentes ne révèlent pas (à travers l’ADN, par exemple) une certaine hybridation des espèces préhumaines. Et qu’arrivera-t-il si on conclut que l’humanité provient de différentes lignées « humaines », donc de différents « pères » ?

En 1961, par exemple, le Cardinal Léger de Montréal rappelle devant la Société médicale de cette ville qu’il serait « téméraire de s’écarter de ce jugement » (l’encyclique Humani Generis). Cela ne devrait pas entraver l’objectivité de la recherche du savant, poursuit-il, mais celui-ci devrait en tenir compte comme « une donnée supérieure qui, bien qu’étrangère à la science, peut l’aider subjectivement ». Une façon diplomatique géniale, commente Gingras, de se sortir d’une impasse.

En 1996, le pape Jean-Paul II tente de clarifier la position de l’Église catholique. Il admet que la « convergence des résultats de travaux menés indépendamment les uns des autres » conduit à reconnaître dans la théorie de l’évolution « plus qu’une hypothèse » sur l’origine de l’homme. Toutefois, il rappelle que c’est la compétence du Magistère de l’Église d’en interpréter la signification du point de vue philosophique et théologique, car la « Révélation nous apprend qu’il [l’homme] a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ».

Puisque « l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu », réitère Jean-Paul II, les philosophies matérialistes qui « considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme ». Il ajoute qu’elles sont « d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne ».

Bien qu’il reconnaisse que les recherches sur l’évolution suivent un « fil conducteur » qui implique une « continuité physique », Jean-Paul II postule une « discontinuité ontologique » en affirmant que l’âme spirituelle est « immédiatement » crée par Dieu. À quel moment de l’évolution humaine cet événement surnaturel survient-il ? À l’origine de l’Homo erectus, de l’Homo ergaster ou de l’Homo habilis ? À quel stade de développement du fœtus l’âme apparaît-elle ? À la fertilisation, à la différentiation des organes, ou lors de la viabilité présumée du fœtus ? Rien n’est précisé. L’argumentaire papal se réfugie dans des considérations philosophiques hautement spéculatives sur les divers « ordres du savoir », « la conscience de soi », « la conscience morale, celle de la liberté, ou encore l’expérience esthétique et religieuse ». Il conclut que « la théologie en dégage le sens ultime selon les desseins du Créateur ».

Les deux encycliques papales se complètent en lançant essentiellement le même message : l’évolution des espèces est une « hypothèse sérieuse » (Pie XII), « plus [?] qu’une hypothèse » (Jean-Paul II). Des restrictions s’imposent dans les deux cas, par exemple : « l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu » (Pie XII), une « discontinuité ontologique » est imposée (Jean-Paul II). Les deux papes se réservent évidemment l’interprétation du « sens ultime » de toute découverte (au risque de la dénaturer) selon les desseins du Créateur, tels que révélés dans les Écritures.

Conclusion

L’histoire n’est pas finie, poursuit le conférencier. Le créationnisme, qui s’en tient à une version biblique littérale de la création, revient en force en Occident, principalement aux États-Unis, mais aussi au Québec. Exemple récent : le magazine Québec science rapporte que certaines écoles du Grand Nord québécois refusent de présenter à leurs élèves la théorie darwinienne, donnant pour raison l’idée choquante que l’homme descendrait, selon cette théorie, du chimpanzé. Notons que cette opposition, présumée culturelle autochtone, tiendrait plutôt sa source du prosélytisme pentecôtiste très présent dans cette région.

Laissons le dernier mot au frère Marie-Victorin qui prône une stricte séparation entre science et religion. Il enjoint les « esprits libres » à adopter le « modus vivendi des pays éclairés » et de « laisser la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres ». Gingras se dit en accord avec cette proposition. En tant que scientifique, il rejette toute incursion de la religion dans le domaine de la science comme non pertinente.

Le discours religieux sur l’évolutionnisme, ainsi qu’à l’égard d’autres sciences, se répète constamment. Il tourne autour d’une proposition dogmatique, toujours la même : Dieu a créé l’univers et la vie plus ou moins selon ce qu’en disent les livres saints puisqu’ils sont inspirés par Dieu lui-même. L’explication religieuse est spiritualiste.

La science, au contraire, examine le réel de façon naturaliste et ne tient aucun compte des doctrines spiritualistes. Darwin a utilisé l’hypothèse matérialiste pour tenter de comprendre l’origine et la variété des espèces. C’est en misant sur cette seule approche qu’il a réussi à en révéler les mécanismes complexes. C’est aussi par cette approche qu’il perça, à la fin de sa vie, les mécanismes de « la formation de l’humus végétal par l’action des vers de terre », termine Gingras.


Période de questions

Conflit perpétuel

Question : Comment voyez-vous l’avenir du conflit entre évolution et créationnisme ?

Réponse : Cette question demande que le conférencier quitte son rôle d’historien des sciences pour celui de sociologue des sciences. Car, la tâche de l’historien, plaisante Gingras, n’est pas de prédire l’avenir. Les grandes scansions du débat entre évolution et création suivent un modèle réactif invariant qui revient périodiquement. Les prochaines vives réactions proviendraient vraisemblablement de l’Islam en prise avec un fondamentalisme croissant et virulent.

Les églises chrétiennes semblent en général avoir accepté le principe de l’évolution, même si elles en questionnent les implications. Les fondamentalistes chrétiens n’ont pas été écartés pour autant ; ils pourraient même être encouragés par les succès des fondamentalistes islamiques. Aux États-Unis, une demande d’enseignement du créationnisme dans les écoles publiques fait l’objet de débats presque chaque mois.

Pour continuer de propager leur point de vue, les fondamentalistes religieux s’adaptent à la résistance rencontrée. Le « créationnisme », dans de retentissants procès, a été jugé une doctrine religieuse inacceptable dans un contexte d’enseignement public laïque. Il s’est alors transformé en théorie du « dessein intelligent », alléguée scientifique, pour prétendre essentiellement la même chose que le créationnisme. Suite à l’échec de cette dernière approche, les fondamentalistes invoqueront sans doute le principe philosophique sacré de la « liberté de pensée »... et continueront de proclamer que la Terre a été créée il y a 6000 ans.

Certains se sont portés à la défense d’écoles privées confessionnelles au nom de ce même principe de la liberté de pensée. Ils ne se rendent pas compte qu’ils favorisent ainsi le relativisme culturel le plus complet. Selon ce principe, on aurait le droit d’enseigner à l’école des comportements discriminatoires (ou des croyances antiscientifiques) parce qu’ils sont issus de la culture traditionnelle d’un peuple. Ils seraient valables dans ce contexte. Ce serait une erreur de s’en accommoder, les lois antidiscriminatoires s’appliquent à tous.

Finalité ou hasard ?

Question : L’opposition de Dawson au darwinisme semble s’appuyer sur le principe aristotélicien de cause finale. L’approche d’Aristote n’était-elle pas révolue à la fin du 19e siècle ?

Réponse : Il faut distinguer, précise Gingras, l’approche des sciences physiques de celle des sciences biologiques. Depuis Galilée, la finalité a été exclue de la physique. Elle demeure toutefois encore présente aujourd’hui dans l’étude du vivant. D’ailleurs, un croyant se doit d’être finaliste. Même un évolutionnisme croyant voit dans la transformation des espèces la main de Dieu la guidant, pensait Teilhard de Chardin, vers le « point oméga ». Le frère Marie-Victorin répétait souvent « l’évolution crie le nom de Dieu ». Aux yeux des croyants, l’aspect scandaleux du darwinisme réside dans le remplacement de la « cause finale » par le hasard.

Spiritisme déguisé

Question : Si le médecin n’identifie pas la cause physique d’un problème médical, ne pense-t-il pas souvent que le problème n’est que d’ordre psychologique ou une sorte de fantôme immatériel qui rend malade ?

Réponse : Il existe toujours un courant antimatérialiste en science, reconnaît le conférencier. Les travaux et le récent livre de Mario Beauregard Du cerveau à Dieu le démontrent bien, comme aussi le film annonciateur de l’Office national du film Le cerveau mystique. L’approche neurologique du fonctionnement du cerveau ne peut scientifiquement entretenir l’idée que la pensée puisse survivre à la mort du cerveau. Si c’était le cas, on devrait aussi admettre l’idée que les fantômes existent.

Le spiritisme de la fin du 19e siècle s’opposait de la même manière à la science. L’objet de la science est matériel, bien que sous différentes formes : les champs électromagnétiques et la force gravitationnelle sont aussi mesurables que la lumière du Soleil et la masse de la Terre. Le spiritisme fonde ses spéculations sur la communication alléguée avec des esprits désincarnés non soumis aux lois naturelles. Cette croyance ne repose sur aucun fait démontrable. Malgré cela, certains y croient encore.

Évolution régressive

Question : Bien des gens qui se disent darwiniens sont imprégnés d’idées lamarckiennes, soit qu’ils croient que la vie est guidée par une force vers le progrès avec transmission des caractères acquis. Pourtant, le parasitisme est une stratégie gagnante utilisée sous une forme ou une autre par un grand nombre d’organismes vivants. De plus, des espèces relativement polyvalentes se sont spécialisées au point de dépendre d’une seule source de nourriture, tel le panda géant qui ne mange que des pousses de bambou. L’évolution darwinienne n’est-elle pas très souvent régressive ?

Réponse : Vous avez parfaitement raison, acquiesce le conférencier. Les gens sont spontanément lamarckiens et ont de la difficulté à dissocier évolution et progrès. Même des scientifiques évolutionnistes chevronnés introduisent dans leur langage des expressions faisant référence à une cause finale. Ils diront, par exemple, que telle espèce s’est adaptée à tel environnement. Alors qu’ils devraient plutôt dire que les individus de telle espèce, qui ont survécu assez longtemps pour se reproduire le plus, possédaient déjà les caractéristiques qui leur ont permis de survivre mieux et les ont passées à leurs descendants. On distingue ce processus plus clairement chez les microbes soumis à une batterie d’antibiotiques : parmi des milliards de microbes, légèrement différents les uns des autres, une poignée plus robuste survivra pour générer une souche résistante à ces antibiotiques.

Darwinisme et humanisme

Question : Le darwinisme ne peut servir de fondement à l’humanisme, défini comme le respect de la valeur de chaque individu. La survie des plus adaptés implique nécessairement la mort des plus faibles dans une lutte pour les ressources limitées disponibles. Le darwinisme s’oppose-t-il à l’humanisme ?

Réponse : Le principe de la sélection naturelle, convient Gingras, favorise le mieux adapté sans tenir compte de la valeur individuelle. Selon Darwin, l’évolution procède du hasard de mutations confrontées aux nécessités de l’environnement. Les plus farouches opposants au darwinisme l’ont bien compris. Dawson, en tant que fondamentaliste chrétien, en avait bien saisi les implications et combattait le darwinisme. Le pape Jean-Paul II affirmait en 1996 que les théories de l’évolution « sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne ». En fait, rien n’est moins sûr et les meilleurs interprètes de Darwin savent que ce dernier croyait que la morale est elle-même issue de l’évolution. De nos jours, il existe de nombreux travaux allant dans ce sens. Gingras suggère par exemple de lire l’ouvrage du primatologue Frans de Waal, « Primates et philosophes » paru en 2008.

Une loi ou une théorie ?

Question : La théorie de la gravité de Newton est devenue la « loi » de la gravité. À quel moment la théorie de l’évolution de Darwin deviendra-t-elle la loi de l’évolution ?

Réponse : C’est une question de nature plus épistémologique que scientifique, souligne Gingras. De plus, elle sort du domaine strict de l’épistémologie pour entrer dans un débat social où la précision du langage fait souvent défaut.

Galilée fut le premier à énoncer la loi de la gravité : les corps chutent à une accélération donnée. Mais, il en ignorait la cause. Newton formula une théorie de la gravité en postulant un champ gravitationnel, proportionnel à la masse des objets, les attirant les uns vers les autres selon l’inverse du carré de la distance les séparant. On put avec cette équation calculer la chute de la pomme comme l’orbite des planètes autour du Soleil. Galilée énonça une loi empirique. Newton formula une théorie explicative.

L’évolution darwinienne demeure donc une théorie scientifique qui tente d’expliquer la transformation des espèces. Darwin a observé plusieurs types de bec chez les pinsons des Îles Galápagos. Sa théorie de la sélection naturelle explique la transformation graduelle du type original de pinson vers les espèces observées due à leur isolation relative dans un environnement naturel différent. Pour Lamark, il y avait bien une « loi » de l’évolution progressive due à une force vitale intérieure aux êtres vivants.

La confusion s’installe lorsqu’on utilise, pour des raisons stratégiques, le mot théorie dans son sens populaire d’opinion sans plus de valeur qu’une autre, alors que dans son sens scientifique c’est une hypothèse soutenue par de nombreux faits observés par tous et de nombreuses expériences reproductibles. Une théorie scientifique constitue donc la meilleure explication jusqu’à présent des phénomènes observés. Cela implique aussi qu’une théorie scientifique soit sujette à des raffinements ultérieurs qui l’amélioreront et même la modifieront substantiellement. Le saltationnisme, l’évolution par saut, de Gould en est un exemple, de même que la relativité d’Einstein par rapport à la gravitation de Newton.

De plus, qualifier le darwinisme de « loi de l’évolution » laisse aussi supposer que cette évolution tendrait vers un objectif particulier, par exemple de complexité croissante, comme le proclamait Teilhard de Chardin. Au contraire, les mutations responsables des modifications d’un organisme se font au hasard. Elles peuvent tout aussi bien être nocives que bénéfiques pour la survie dans un environnement donné. Dans sa correspondance, Darwin s’est maintes fois opposé avec véhémence au transformisme de Lamarck qui supposait une force intérieure vers une finalité propre, idée qu’il rejetait entièrement.

Bref, n’abandonnons pas le mot théorie pour qualifier la sélection naturelle parce que certains créationnistes l’utilisent comme synonyme d’opinion. Donnons-nous plutôt la peine de préciser les différences entre une théorie scientifique appuyée sur de nombreux faits et acceptée par la quasi-totalité des scientifiques et une théorie populaire, soit une spéculation sans grand fondement et retenue surtout parce qu’elle nous plaît.

L’évolution n’est pas une loi ; elle n’est pas non plus un fait au sens strict du terme. Si on veut demeurer épistémologiquement puriste, on ne peut traiter l’évolution des espèces comme un fait. Les différents types de becs de pinsons sont des faits desquels Darwin a tiré, après un long raisonnement, sa théorie de l’évolution des espèces par sélection naturelle. Un fait est accessible directement à l’observation, pas à la suite d’une longue explication – si bien argumentée soit-elle.

Pour être plus stratégique dans nos discussions avec les créationnistes, on peut omettre le mot théorie et ne mentionner que le mot évolution. Comme on le fait d’ailleurs souvent pour la gravité et la relativité. Évitons, toutefois, d’en parler comme d’une loi ou d’un fait.

Questions historiques

Question : Le néo-darwinisme a-t-il vraiment été avancé dans les années 1930, alors que certains le situent dans les années 1960 ?

Réponse : Précisons d’abord en quoi consiste le néo-darwinisme, propose Gingras. C’est la synthèse de la théorie de l’hérédité mendélienne et de la théorie de l’évolution darwinienne. Elle fut menée au cours des années 1930 et 1940 par Mayr, Dobzhansky et d’autres. N’oublions pas que Darwin ignorait les mécanismes de l’hérédité génétique. D’abord considérées comme s’opposant à une transformation continue des espèces, les lois de l’hérédité complètent finalement la théorie de l’évolution en lui fournissant un mécanisme vérifié de transmission des mutations.

Question : Comment se fait-il qu’on entende si peu parler de Wallace, qui est pourtant codécouvreur de l’évolution des espèces par sélection naturelle ?

Réponse : La science tente toujours de donner aux chercheurs le crédit qui leur revient, commente Gingras. On attribue cette découverte essentiellement à Darwin pour plusieurs raisons dont les principales tournent autour de sa notoriété de naturaliste chevronné. Il était d’ailleurs près de Londres au centre des activités scientifiques britanniques. Il avait aussi déjà publié abondamment sur de nombreux sujets naturalistes, alors que Wallace avait peu publié. L’effet « Saint-Matthieu », qui favorise l’auteur ayant le plus publié, aurait ainsi joué en faveur de Darwin. Il faut aussi dire que Wallace a lui-même insisté sur la priorité de Darwin et a publié en 1889 un ouvrage intitulé tout simplement : « Darwinism ».

Question : Pour éviter les pièges liés au mot évolution (qui souvent sous-entend progrès), ne devrions-nous pas seulement mentionner le mécanisme de la sélection naturelle ? C’est d’ailleurs le sous-titre de l’Origine des espèces, dans lequel le mot évolution n’apparaît pas.

Réponse : Je suis d’accord avec vous, poursuit Gingras. Darwin tentait d’abord d’expliquer dans ce livre comment se forment les espèces. Il répondait à une question précise, comme habituellement le font les chercheurs. Il n’essayait pas de déterminer l’origine de la vie, seulement celle des différentes espèces.

Convergence structurelle

Question : Simon Conway Morris, professeur de paléobiologie de l’Université de Cambridge, soutient que l’évolution des espèces converge vers des formes particulières qui l’amèneraient inévitablement à l’humain. Que pensez-vous de cette idée de convergence qui s’oppose à une évolution due au strict hasard ?

Réponse : Selon cette approche, qualifiée d’évo-dévo (évolution-développement), les mutations aléatoires rencontrent des contraintes structurelles qui limitent les possibilités de développement viable. Les espèces convergeraient ainsi vers certaines formes requises autant par la structure interne de l’organisme que par le type d’environnement. Les lois chimiques et physiques, les relations entre les organes et autres facteurs structurels pourraient définir un certain nombre de possibilités assez restreintes pour le développement de l’intelligence qui conduiraient à un support physique de forme approximativement humaine.

De tels débats sur des contraintes additionnelles au développement des formes de vie doivent se faire dans un contexte d’argumentaires scientifiques basés sur des faits. La science n’est pas figée dans des théories immuables. La théorie darwinienne va évoluer sur la base de nouvelles données probantes. Le vrai sceptique ne doit pas rejeter d’emblée des hypothèses audacieuses ; il doit attendre des preuves convaincantes de la communauté scientifique qui confirmeront ou infirmeront ces hypothèses, termine Gingras.

Compte-rendu rédigé par Louis Dubé et révisé par le conférencier.