LES SCEPTIQUES DU QUÉBEC

Conférence

Conférence du mercredi 13 juin 2007

Controverses scientifiques et argumentation

Yves Gingras, UQÀM

À la soirée du 13 juin 2007, Yves Gingras, professeur rattaché au département d’histoire à l’UQÀM, propose une analyse de l’argumentation utilisée dans les controverses scientifiques. Son allocution suit une revue humoristique de certains faits marquants de l’histoire des Sceptiques du Québec, qui célébraient aussi, durant cette soirée, vingt ans de promotion de l’esprit critique.

Texte annonçant la soirée

L'existence de controverses (scientifiques ou publiques) permet parfois de mettre en évidence les règles implicites de fonctionnement d'un microcosme social. Tout comme les chicanes de famille rappellent les règles implicites d'entraide qui président au fonctionnement d'une famille « normale » et fonctionnelle, les débats autour de certains « faits scientifiques » peuvent servir d'analyseur du fonctionnement des communautés scientifiques et de leurs relations avec les citoyens, les groupes de pression et les médias.

Que ce soit le réchauffement de la planète,  le « dessein intelligent », la « fusion froide » ou encore la « mémoire de l'eau », tous ces épisodes récents nous serviront d'exemple pour réfléchir sur les difficultés d'argumenter de façon rationnelle dans la société actuelle.

Yves Gingras est professeur à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM) depuis 1986. Il fut d’abord rattaché au département de sociologie, puis au département d'histoire, où il enseigne depuis 1989. Après l’obtention d’une maîtrise en physique de l'Université Laval, il compléta un doctorat en histoire et en sociopolitique des sciences à l'Université de Montréal en 1984.

Chercheur prolifique, Yves Gingras est aussi un communicateur reconnu que le public a le plaisir d’entendre régulièrement à la radio de la Société Radio-Canada à l’émission Les Années lumière, où il tient une chronique depuis 1997. En 2005, il a mérité le Prix Gérard-Parizeau « en reconnaissance de son œuvre exceptionnelle et de son engagement social dans l’ouverture du vaste et difficile champ de l’histoire des sciences ».

Controverses scientifiques et argumentation

Yves Gingras, UQÀM

Yves Gingras

Le conférencier rend d’abord hommage aux membres actifs des Sceptiques du Québec, ceux qui s’affairent à faire vivre et évoluer cet organisme. Il ajoute qu’il n’en est pas lui-même membre puisqu’il préfère n’être pas identifié à un camp pour conserver une certaine neutralité publique. Dans son allocution, il présentera une vision de la science en action, c’est-à-dire comment celle-ci progresse. Précisons d’abord le type de controverses où la science est mise en cause.

Controverses scientifiques

Les controverses dites « scientifiques » impliquent essentiellement des chercheurs. Les discussions sur la fusion froide, par exemple, concernent des chimistes et des physiciens – pas des journalistes. Ces controverses se limitent au champ scientifique, soit cet espace social régulé d’évaluation par des pairs.

C’est un espace social homogène où les acteurs ont une formation scientifique semblable : chimique, physique, mathématique ou autre. Cette formation correspond à une certaine vision spécifique du monde, différente pour un physicien ou pour un ingénieur. Gingras donne quelques exemples de controverses scientifiques : fusion froide, mémoire de l’eau, sonoluminescence.

Controverses publiques

Les controverses dites « publiques » sont plus connues et, malheureusement, souvent confondues avec les controverses scientifiques, car la science y est aussi mise en cause. Elles impliquent bien sûr des chercheurs, mais aussi des profanes, soit tous ceux qui n’ont pas la formation scientifique pertinente à la question débattue : journalistes, avocats, économistes…

Au sujet de la controverse sur le réchauffement planétaire, par exemple, certains économistes prétendent qu’il n’y a pas de réchauffement, une évaluation que seuls des physiciens ou des météorologues auraient la compétence de faire. Les controverses publiques se déroulent également dans l’espace public, par définition un espace social très hétérogène ; il regroupe des individus de formation très différente qui partagent peu de connaissances communes.

Une discussion publique sans fin

De ces deux définitions découle la déduction suivante : les controverses publiques ont une plus faible probabilité d’arriver à une solution claire que les controverses scientifiques. Ces dernières ont une allure assez régulière, trouvent leur solution de façon relativement normale dans des délais variant selon certaines contingences. Par contre, il est beaucoup plus difficile d’arriver à un consensus pour les controverses publiques puisqu’elles se passent dans un contexte non homogène ; pour chaque intervenant, les critères d’analyse sont différents, les principes d’évaluation sont différents.

Considérons la controverse publique du « dessein intelligent ». Cette discussion ne se terminera jamais ; les arguments rationnels ne pourront y mettre fin puisque les critères d’analyse diffèrent pour les protagonistes. Cette situation ressemble à celle des Témoins de Jéhovah, qui ne cesseront de venir frapper à notre porte le dimanche matin, ajoute Gingras. Autre exemple de controverse publique : le réchauffement planétaire. D’un côté, il n’y a presque pas de controverse scientifique, de l’autre une immense controverse publique.

Fusion froide close

Ces deux types de controverses ont donc des dynamiques sociales très différentes. Voyons le cas de la fusion froide. Deux chimistes annoncent publiquement à la télévision, en 1989, qu’ils ont réussi à produire de l’énergie par fusion à température ambiante dans une simple éprouvette. Une avancée scientifique extraordinaire ! Car, c’est la façon dont le Soleil crée de l’énergie, mais à des températures et pressions énormes. Voilà 40 ans qu’on essaie de produire de l’énergie de cette façon à l’aide de tokamaks, aussi gros qu’un édifice, par confinement magnétique à cause de la température de millions de degrés requise.

La fusion froide au palladium dans une éprouvette est une question strictement scientifique, mais elle a été hautement médiatisée. La fusion froide alléguée par les deux chimistes ne put jamais être reproduite par la communauté scientifique. La reproduction du phénomène par des pairs constitue un critère incontournable de réussite en science. La controverse scientifique s’est éteinte en deux ou trois ans ; il y avait manifestement erreur et confusion dans les expériences originales.

Pourtant, il existe toujours une association de scientifiques qui se réunissent en congrès pour discuter régulièrement de fusion froide. Fait sociologique intéressant, ajoute Gingras : ils sont tous des mâles d’âge avancé, alors que le congrès scientifique typique se compose d’hommes et de femmes de tous les groupes d’âge. On peut conclure que ce domaine de recherche est tabou. La controverse scientifique est close : le phénomène allégué n’est pas reproductible. Un jeune scientifique qui voudrait en faire l’objet de sa thèse de doctorat ne trouverait pas directeur de thèse sérieux et peu de perspectives d’emploi. Seuls de vieux scientifiques marginaux peuvent y consacrer du temps, souvent dans leur sous-sol.

Mémoire de l’eau oubliée

En 1988, Jacques Benveniste, chercheur réputé nobélisable et directeur d’une unité de l’institut de haut niveau INSERM (Institut national de la santé et de recherche médicale - France) affirme que les produits homéopathiques ont un effet mesurable, alors qu’ils sont pratiquement de l’eau pure. Il en décrit même le mécanisme : l’eau contenant le produit homéopathique dynamisée (brassée par succussion) transmet l’image de la molécule active à l’eau qui en garde la mémoire et peut ainsi produire l’effet physiologique désiré.

Une telle conclusion va à l’encontre des lois chimiques et de nos connaissances de la physique d’un liquide. Personne ne l’a cru, ni n’a pu reproduire l’expérience démontrant le phénomène. Ce chercheur réputé à la suite de découvertes importantes a glissé en marge de la science et a ainsi perdu toute crédibilité. En 2005, il publiait Ma vérité sur la mémoire de l’eau. Certains y réfèrent comme à un cas de censure dans la science et Benveniste devient pour eux un martyre. Pourtant, la description de ses expériences sur la mémoire de l’eau est publiée partout. Malheureusement, sa prétention ne repose pas sur un phénomène établi, reproduit partout dans le monde ; elle a sombré dans l’oubli.

Sonoluminescence inconnue

Voici un débat actuel. En 2005, un chercheur annonce qu’il a réussi la fusion par sonoluminescence. Une bulle dans un liquide, comprimée par des ultrasons, produirait un très bref flash lumineux à des températures et pressions alléguées énormes. Du deutérium, présent à l’intérieur de la bulle, pourrait fusionner à une température de 50 millions de degrés Celsius. La probabilité d’atteindre une aussi haute température est jugée faible par la communauté scientifique. Comme pour toute fusion, on recherche les neutrons qui devraient être émis par le processus. Peut-être conclura-t-on dans quelques années qu’il y bel et bien fusion, mais à un niveau infime. Pour le moment, la communauté scientifique suspend son jugement et les recherches se poursuivent.

Voilà un bel exemple de controverses scientifique qui se passe à l’intérieur d’un groupe de scientifiques. Quasi-inconnu des journalistes, il ne fait pas les manchettes. D’ici quelques années sans doute, le phénomène sera établi ou pas – quelque en soit l’explication – et le débat sera clos.

Faits et explications

Un phénomène nouveau peut prendre des années pour être établi clairement. Il pourrait être difficile de rendre possibles les conditions qui permettent son apparition. Lorsque le fait sera établi, on pourra tenter de l’expliquer à la satisfaction de la majorité des scientifiques, ce qui également pourrait prendre plusieurs années.

Il faut vraiment distinguer les deux étapes souvent indépendantes d’une découverte scientifique : l’établissement du fait et son explication. Certaines découvertes ont été clairement établies, mais l’explication tarde à venir. Exemple : la supraconductivité à haute température, réalisée en 1987 et confirmée trois mois plus tard. Pourtant, depuis vingt ans aucune théorie n’a pu l’expliquer de façon satisfaisante. Gingras réserve le terme « fait » au phénomène, soit ce qui apparaît, ce qu’on mesure. Il faut clairement distinguer le fait de son interprétation.

Argumentation scientifique

La dynamique rationnelle de la science n’est pas différente de celle d’autres domaines. Elle se fonde sur différents types d’arguments :

La science propose la construction d’argumentations dans un processus dynamique toujours situé dans le temps, c’est-à-dire par une évolution des arguments légitimes. Précisons la signification de légitime dans ce contexte par un exemple :

Dans les années 1940, la médecine clinique reposait sur la collecte personnelle de chaque médecin des effets de certains traitements qu’il prescrivait à ses patients. Le médecin concluait à l’efficacité d’un médicament à la suite de ses propres observations. Il y avait risque de conclure faussement dû à l’effet du hasard sur de petits échantillons. Après la Deuxième Guerre mondiale, les statisticiens ont proposé une approche clinique basée sur des essais randomisés, avec groupe de contrôle en aveugle (ni le patient, ni l’expérimentateur ne savent qui reçoit le médicament ou le placebo). On complexifie ainsi la science par une contre argumentation.

Objectivité intersubjective

La science peut donc se définir par une dynamique d’argumentations et de contre argumentations. L’objectivité scientifique repose donc sur un dialogue argumentaire intersubjectif. L’objectivité se retrouve paradoxalement dans l’intersubjectivité. Ce qui est acquis par tous doit avoir résisté à l’argumentation – autant pour que contre un point de vue. Les arguments n’ont pas tous la même valeur. Les scientifiques incompris, qui posent en martyre, ont souvent de piètres arguments pour soutenir leur théorie.

Test de crédibilité

Cette dynamique argumentaire débouche souvent sur une question de crédibilité. L’autorité est-elle bien interprétée ? L’autorité est-elle compétente dans tel domaine précis ? Dans les controverses scientifiques, cette question se pose rarement à cause de l’homogénéité de la formation des protagonistes. On ne s’improvise pas physicien. Les revues scientifiques ne publient que ce qui a été revu par des pairs.

Par contre, dans les controverses publiques, tester la crédibilité demeure central. Par exemple, ceux qui prétendent que la mécanique quantique soutient leur théorie psychologique préférée interprètent-t-ils bien cette science ? Et de plus, quelles preuves sont disponibles pour appuyer cette théorie ? Souvent les preuves tangibles manquent à l’appel.

Évolution de la preuve

Même dans des controverses scientifiques, les preuves peuvent faire défaut. Par exemple, la controverse sur l’âge de la Terre a duré environ cinquante ans faute de preuves suffisantes. Vers 1850, la théorie de l’évolution de Darwin suggérait un âge de la Terre de centaines de millions d’années – beaucoup plus grand que ce qu’on considérait raisonnable jusqu’alors. En outre, Lord Kelvin, l’un des plus grands physiciens de son époque, soutenait que la Terre ne pouvait avoir plus de 50 millions d’années.

Qui était alors le plus crédible dans le contexte d’une science physique bien établie ? Le jeune biologiste ou le physicien réputé ? Pendant cinquante ans, les biologistes ont soutenu l’hypothèse d’une Terre âgée de deux cents millions d’années, basée sur le taux de déposition des sédiments. Alors que les physiciens démontraient (par un modèle de refroidissement uniforme de la Terre depuis sa création) que cet âge ne pouvait dépasser 50 millions d’années.

Cette situation perdura jusqu’à ce que le physicien Rutherford, au début du 20e siècle, s’aperçoive que les éléments radioactifs dans la Terre contribuent de façon significative à la réchauffer, invalidant ainsi le modèle de refroidissement uniforme de Lord Kelvin. Ces sources de radioactivité permettent à la Terre de maintenir une température relativement constante. Le taux de refroidissement ne pouvait donc plus limiter l’âge maximum de la Terre. Des méthodes de datation des roches par radioactivité commençaient, par ailleurs, à donner des âges de plusieurs centaines de millions d’années à certaines d’entre elles. La découverte aléatoire de la radioactivité a permis la réconciliation des données biologiques et physiques sur l’âge de la Terre, conclut Gingras.

Éthique de l’argumentation

Il existe certaines normes sociales implicites de l’argumentation scientifique vers lesquelles elle doit tendre : universalisme, communisme, désintéressement et scepticisme (selon R.K. Merton). La science est d’abord universelle ; elle n’est pas particulière à une ethnie ou à une région du globe. Elle établit par ses lois des propriétés communes à tous les objets. Elle se montre désintéressée, sans parti pris, économique ou autre. Elle professe un sain scepticisme face aux idées nouvelles – démontrant ainsi sa forte tendance conservatrice.

Cette dernière caractéristique lui permet de demeurer relativement stable et d’évoluer plus sûrement vers une meilleure connaissance de la réalité, sans devoir se rétracter constamment au gré de nouvelles pistes quotidiennes. Pour la faire changer d’idée, il faut des arguments contraires solides, supportés par des dizaines d’expériences arrivant au même résultat dans autant de labos différents.

Cette position, parfois qualifiée de dogmatique, est saine et normale, poursuit Gingras. La science est sceptique des théories révolutionnaires, mais lorsque finalement les preuves accumulées la forcent à les adopter, elle ne changera pas facilement d’idée. L’évolution par sélection naturelle en est un bel exemple : la science officielle ne l’a acceptée qu’après des dizaines d’années de débats. Maintenant que cette théorie est établie, la science ne l’abandonnera pas facilement.

L’argumentation logique repose sur un principe éthique non démontrable, celui de la non-contradiction. À ce sujet, Gingras cite le logicien J. Lukasiewicz : « le principe de non-contradiction… possède une valeur pratico éthique (car il est) la seule arme contre l’erreur et le mensonge ». N’en déplaise aux sophistes, il n’y a pas de démonstration des lois de la logique.

Une argumentation qui évolue

La science se limite aux explications naturelles, conclut Gingras. Elle constitue un jeu dont les règles la confinent au monde matériel. Ceux qui recherchent des explications surnaturelles ne font pas de la science. Bien qu’elle soit ouverte sur le futur, elle maintient une tendance conservatrice à protéger ses lois, chèrement acquises. Le fardeau d’une preuve contraire revient à ceux qui contestent ces lois et devra être proportionnel au caractère « surprenant » du phénomène.

Gingras nous raconte pour terminer une histoire qui résume de façon synthétique comment la science progresse. Au début du siècle dernier, le géologue Jacques Deprat avait rapporté la découverte de fossiles de trilobites de type européen en Asie du Sud-est où il travaillait. Un membre de son équipe l’accusa de fraude. Deprat ne put se défendre qu’en invoquant sa probité personnelle.

La commission qui le jugeait devait tenir compte de l’impossibilité scientifique, selon les théories géologiques de l’époque, que des trilobites de ce type se soient trouvés en Asie. Deprat fut radié de la Société géologique. En 1990, on le réhabilita (de façon posthume) à la suite d’une revue de son cas ; on savait maintenant que, à cause de la dérive des continents, les fossiles de trilobites en question pouvaient se trouver sur l’un ou l’autre continent, autrefois contigus. Cela ne prouve pas qu’il n’a pas fraudé, mais il est scientifiquement possible qu’il n’ait pas fraudé.

La science se construit donc par une argumentation qui évolue. De nouveaux instruments permettent de nouvelles découvertes qui, à leur tour, fournissent une nouvelle argumentation.

Fines distinctions essentielles

Gingras termine son allocution par des vœux qui s’adressent à tous, dont les Sceptiques du Québec qui célèbrent cette année le vingtième anniversaire de leur fondation. Il souhaite qu’on apprenne tous à « mieux argumenter en fonction de distinctions fines à respecter ». Il faut aussi s’opposer à la « pensée molle et confuse qui confond des idées et des choses distinctes ». Elle s’exprime ainsi parfois imprécisément à dessein, mais le plus souvent par ignorance. Elle engendre de faux débats et sème la confusion.

L’argumentation scientifique s’applique à tout débat démocratique – dans les journaux, entre autres, où on y confond souvent, par exemple, foulard et voile avec des conséquences catastrophiques. Notre langage et notre argumentation doivent être très précis ; on ne doit pas laisser passer les mots vagues, mal définis ou mal utilisés. Identifions les erreurs logiques, les distinctions conceptuelles et les confusions langagières. La pensée sert précisément à distinguer ce qu’on veut exprimer.

En conclusion, la méthode scientifique propose un raffinement de la pensée rationnelle ordinaire qu’on devrait appliquer tous les jours dans nos débats civiques. Les débats scientifiques reposent davantage sur l’instrumentation, mais là s’arrête la différence d’avec nos débats sociaux. C’est la pensée rationnelle et les distinctions conceptuelles qui nous permettront de faire de véritables progrès. « La vérité est dans les détails », conclut Gingras.

Période de questions

L’argumentation de Galilée

Vous avez mentionné que Galilée n’avait pas d’arguments vraiment solides pour justifier ses positions. Pourriez-vous préciser votre pensée, puisqu’à mon avis Galilée s’est servi d’arguments particulièrement convaincants, soumet un auditeur ?

Gingras explique qu’il avait des exemples en tête pour étayer son affirmation, ceux des marées où Galilée ignorait l’influence de la Lune qu’il attribuait au mysticisme de Kepler, et des taches solaires où il n’avait pas toujours raison… Autre exemple, les phases de Vénus, qui démontrent que le système de Ptolémée est faux, mais ne démontre pas que celui de Copernic est vrai ; on pouvait en effet construire un système qui tenait compte des phases de Vénus en faisant tourner cette planète autour du Soleil, qui, lui, continuerait de tourner autour de la Terre.

Galilée est souvent faussement représenté comme un pauvre savant incompris. Pourtant, en 1610, il découvre des satellites autour de Jupiter et affirme aussi que la Lune est parsemée de cratères et de montagnes – découvertes officiellement acceptées seulement quelques mois plus tard. Mais, elles ne prouvaient pas de façon incontournable que la Terre tournait autour du Soleil ; les théories géocentrique et héliocentrique étaient toujours en compétition et défendues âprement de part et d’autre.

Intersubjectivité et relativisme

Vous avez défini l’objectivité par l’intersubjectivité, poursuit un auditeur. Cela ouvre la voie aux épistémologues relativistes qui affirment que la science est un moyen de connaissance comme un autre. N’a-t-on pas besoin de critères de référence externes comme points d’ancrage ?

Gingras admet qu’on peut faire glisser une théorie de l’intersubjectivité vers le relativisme. Mais, il faut préciser que cette intersubjectivité se situe dans le champ scientifique. Une différence cruciale ! Parce ce que champ fait référence à des instruments, à des observations, à des expérimentations, à des phénomènes qui peuvent se reproduire – contrairement aux phénomènes sociaux. Ces distinctions permettent l’accord intersubjectif en science.

Il est vrai qu’il n’existe que des points de vue subjectifs ; il n’y a personne en dehors de nous-mêmes. L’objectivité scientifique repose toujours sur l’intersubjectivité. Cela explique d’ailleurs que les théories changent parce que les argumentations évoluent. La théorie de Ptolémée a tout de même duré 2000 ans, elle expliquait suffisamment bien le mouvement des astres de façon géométrique durant tous ces siècles.

Le fait scientifique a son fondement ancré dans son objet, qui est la nature elle-même. Robinson Crusoé, seul sur son île, ne peut faire de la science. Car, l’évolution de celle-ci dépend des réactions d’autres scientifiques qui proposeront d’autres expérimentations pour tester la théorie envisagée. Ce processus de vérification peut avoir des conséquences sociales graves si on tente de le contourner. Exemple :

En France, vers 1980, l’armée française s’est fait arnaquée par de vrais bandits qui prétendaient que leur invention pouvait renifler du pétrole à partir d’un avion volant à basse altitude. Plusieurs ingénieurs militaires contestèrent la réalité du phénomène. On leur répondit que l’appareil n’était pas encore au point et qu’il faudrait investir encore quelques millions de dollars pour y arriver. Pour des raisons de secret militaire, l’avis de la communauté scientifique ne fut pas recherché avant de décider de poursuivre. Dans ce contexte, l’intersubjectivité a été sérieusement compromise (l’objectivité étant l’œil de l’autre).

Pensée molle et manipulation des médias

Quels sont les facteurs qui transforment une controverse scientifique en controverse publique ? Comment se fait-il que la science semble perdre le contrôle des données d’une controverse scientifique lorsqu’elle passe au domaine public ? Par exemple, précise un auditeur, un rapport du Ministère de l’Éducation suggérait qu’on pouvait évaluer les fautes dans un travail scolaire sans nécessairement les décompter. Le public a estimé qu’on voulait évacuer les fautes, malgré les rectifications apportées.

Dans l’esprit populaire, ne plus compter les fautes signifiait ne plus en tenir compte, rappelle Gingras. Les médias n’ont pas, eux non plus, fait cette différence importante. Le problème se situe à différents niveaux, dont le plus important est la pensée « molle ». Malheureusement, cette lacune est fréquente autant chez les lecteurs que chez les chroniqueurs. Par exemple, l’énoncé suivant paraissait récemment dans un quotidien : « La productivité canadienne a triplé en deux mois ! » On aurait dû parler du « taux de croissance de la productivité », qui est passé de .02 à .07 durant cette période. Sans quoi, la confusion s’installe.

Le transfert des informations scientifiques au domaine médiatique subit plusieurs influences déformatrices. D’abord, l’annonce faite aux médias s’adresse avant tout aux investisseurs, principalement dans le domaine médical et pharmaceutique. De plus, la firme qui produit le médicament ou le supplément subventionne assez souvent les essais cliniques. Dans les médias, on parlera déjà d’effets possibles ou même certains, alors que les essais viennent tout juste de commencer et s’étaleront sur une période de cinq ou dix ans. La plupart des journalistes seront manipulés par ces firmes entreprenantes. Ne devraient-ils pas tous suivre un cours de sociologie des sciences ?

La science irremplaçable ?

Un auditeur, souhaitant que l’esprit critique de nos enfants se développe le plus rapidement possible, pose la question futuriste suivante : peut-on imaginer que la méthode scientifique (la meilleure en ce moment pour connaître le réel) soit un jour dépassée et remplacée par une meilleure méthode ?

On a déjà essayé de la remplacer en proposant la simulation, répond Gingras. Au lieu de disséquer une grenouille – projet aux multiples conséquences éthiques –, on pourrait construire des logiciels qui simuleraient le fonctionnement d’une vraie grenouille… Ne confondons pas, toutefois, le fonctionnement d’une simulation avec le fonctionnement de la réalité ! Une science bien connue, et pour ainsi dire close, comme la mécanique des fluides, permet une modélisation valable. Les conditions de vol du dernier avion de Bombardier n’ont-elles pas déjà été évaluées sans qu’il ait volé sa première heure ?

Par contre, dans des situations qu’on ne connaît pas bien, la modélisation se base sur de pures spéculations du fonctionnement du système en cause. Attention aux résultats ! En terrain inconnu, on doit précéder par observations et expérimentations. Par sa démarche, la science rend raison d’un phénomène ; elle l’explique, quel qu’en soit le champ : sociologie ou physique. Elle est unique et s’applique à tous les objets : électrons ou individus.

Stratégies rhétoriques

Le prochain intervenant fait d’abord le premier commentaire suivant : il ne faut pas trop reprocher au journaliste le titre qui coiffe son article. La plupart du temps, il ne choisit pas le titre de son article et il doit travailler sous pression, ce qui peut conduire à des imprécisions.

Le deuxième commentaire de l’intervenant traite du réchauffement climatique en tant que controverse scientifique et publique. À son avis, réduire les gaz à effets de serre maintenant n’empêchera pas l’augmentation de température prévue pour les prochains cents ans. Même si on arrêtait aujourd’hui d’émettre ces gaz, la température augmenterait tout de même de trois à cinq degrés durant cette période. Certains journalistes, économistes, scientifiques et politiciens s’opposent à de grosses dépenses pour diminuer les gaz à effets de serre puisqu’il n’y aura pas vraiment de résultat. Il y a consensus scientifique sur le temps de présence du CO2 dans l’atmosphère, qui serait de l’ordre d’au moins un siècle – le mal est déjà fait et la température va augmenter, même en réduisant considérablement l’apport humain de CO2. En niant cet état de fait, poursuit l’intervenant, on retarde la recherche d’autres solutions qui seraient plus efficaces que la réduction des gaz à effets de serre.

Gingras considère la controverse sur l’effet de serre comme une controverse publique. Il cite les conclusions d’un article paru dans Science (ou Nature) sur l’aspect sociologique de cette controverse : une analyse des articles parus dans des revues scientifiques sur le réchauffement climatique conclut à un consensus scientifique sur l’origine et les causes de ce réchauffement. La controverse se situe au niveau des conséquences économiques, politiques et sociales et de la prise de décisions. Cela permet de la classer clairement dans la catégorie des controverses publiques débattues dans un contexte hétérogène de connaissances, de besoins et d’objectifs.

Ce genre de controverse se prête facilement à la manipulation langagière. Si vous mettez en cause le protocole de Kyoto, on tentera de vous déstabiliser en vous accusant d’être contre l’écologie, l’environnement et le développement durable. Si vous émettez des doutes sur la valeur des essais cliniques randomisés, on vous associera à ceux qui dénigrent la médecine basée sur les faits. Ces stratégies de rhétorique n’ont rien à voir avec le débat scientifique.

En tant que sociologue des sciences, le conférencier ne prend jamais parti sur le contenu scientifique d’une question. Sa fonction professionnelle est de tenter de comprendre la dynamique des interactions entre les acteurs du débat.

L’économie liée aux valeurs

Un membre de l’auditoire précise que très peu d’économistes remettent en cause le consensus scientifique au sujet du réchauffement climatique. Les débats à ce sujet se situent sur les conséquences sociales et économiques du réchauffement, dont l’évaluation devrait aussi suivre la méthode scientifique. Il y a bien sûr les questions impliquant des décisions politiques qui reposent sur des valeurs et des choix sociaux, par exemple le degré d’inégalité acceptable ou le taux de croissance approprié. Les économistes préféreraient, pour réduire les émissions de gaz à effets de serre, une taxe à un rationnement (comme le propose le protocole de Kyoto). Pouvez-vous sur ce sujet préciser votre pensée ?

D’abord, répond Gingras, il n’existe pas UNE théorie économique, mais un grand nombre de théories économiques différentes qui se font concurrence, tel le courant monétarisme ou le courant keynésien. Contrairement à la physique, il est beaucoup plus difficile de distinguer les faits des valeurs dans une théorie économique – certains philosophes prétendent même que les valeurs y sont indissociables des faits. Cela conduit nécessairement à une certaine manipulation, fondée sur un choix de valeurs, qu’on retrouve rarement en physique.

Une nouvelle science ?

Peut-il exister un autre type de science qui permettrait de faire varier plus d’une variable à la fois, demande un auditeur ? Cela pourrait créer un nouveau paradigme de nature systémique qui conduirait à une nouvelle sorte de science.

Gingras précise que cette science existe depuis au moins une dizaine d’années et s’appelle la science de la complexité. À son avis, elle ne représente pas une autre sorte de science, mais une modélisation plus complexe qui tient compte de l’interaction entre les variables d’un système.

Le seul cas connu d’une tentative de vraiment créer un autre type de science est celui de Stephen Wolfram, mathématicien et informaticien de génie. Il a d’ailleurs publié un livre, en 2002, intitulé A new kind of science. Il a tenté de remplacer la méthode scientifique actuelle (basée sur des processus incarnés dans des équations différentielles) par des automates cellulaires issus de programmes d’ordinateur – avec un succès partiel jugé inapplicable.

Même si la science de la complexité est présentée dans les médias comme un nouveau paradigme, elle n’en est pas un. Elle utilise un système d’équations complexes pour tenter de résoudre un problème complexe. Elle se caractérise toutefois par une approche multidisciplinaire, tout en progressant par des analogies formelles, comme l’a toujours fait la méthode scientifique.

Compte-rendu rédigé par Louis Dubé