LES SCEPTIQUES DU QUÉBEC

Conférence

Conférence du jeudi 13 avril 2006

La dissonance cognitive

par François Filiatrault

Texte annonçant la soirée :

Le contexte général des recherches en psychologie sociale cognitive a comme postulat que le travail de l'esprit (du cerveau) vise à créer une représentation simple, unifiée, cohérente et stable des éléments de l'environnement, tant concret que social, et de soi-même.

La dissonance cognitive est un état d'inconfort psychologique qui surgit quand deux éléments de connaissance sont en contradiction. Immédiatement se met en place le processus dit de réduction de la dissonance, qui consiste essentiellement à modifier un de ces deux éléments. Dans le cas le plus courant, l'opposition se produit quand un élément interne (une opinion, une croyance, une attente, un choix déjà effectué) est démenti par un fait ou une information qui arrive de l'extérieur. La réduction se fait alors le plus souvent en niant ou en interprétant l'élément externe de façon à sauvegarder la cohérence de la représentation interne, ce qui amène une certaine déformation de la réalité extérieure.

Mais lorsqu'un des éléments est un comportement problématique, c'est-à-dire fait à l'encontre de l'idée que l'individu se fait de lui-même ou de ses attitudes, et qu'il est fait en public, la dissonance est d'autant plus inconfortable ; le comportement est alors plus difficile à nier qu'une simple information externe. Un des moyens de réduire la dissonance en ce cas, ou plus exactement de l'empêcher d'apparaître, est d'attribuer une cause extrinsèque au comportement, ou en d'autres mots de lui trouver une explication circonstancielle, qui déresponsabilise ou détache en quelque sorte l'individu de son acte. Si cela n'est pas possible, la réduction de la dissonance débouchera sur la rationalisation du comportement problématique, qui consiste pour la personne à ajuster ou à modifier ses « valeurs », ses opinions, son idéologie ou son concept de soi, pour les faire correspondre au comportement en question et retrouver l'impression de cohérence.

Lorsque le comportement est fait librement, l'attribution extrinsèque est impossible et la rationalisation est d'autant plus forte. Or, il suffit de déclarer la personne libre de faire ou non le comportement pour qu'une attribution intrinsèque se mette en place et que la personne se sente tributaire de son acte. La déclaration de liberté n'amène pas que plus de gens refusent de faire le comportement ; elle permet d'extorquer un comportement, amenant avec elle la soumission librement consentie, résultat de la rationalisation.

Nous vivons dans une société où chacun aime à se considérer libre, et où chacun s'estime raisonnablement à l'origine de ses comportements. Il y a sans doute une concordance entre ceux-ci et nos « idéologies » (ou nos valeurs et convictions), mais il semble bien que la direction du lien entre ces deux réalités n'est pas celle qu'on pense habituellement. Nous verrons, en effet, les conditions qui font que très souvent nous ajustons, dans ce processus de rationalisation, notre idéologie aux comportements qui nous sont extorqués à notre insu dans diverses situations, ce souvent au moyen d'une simple déclaration de liberté.

François Filiatrault enseigne la psychologie et la psychologie sociale au niveau collégial. Il a déjà donné plusieurs conférences chez les Sceptiques du Québec et écrit plusieurs articles pour Le Québec sceptique. Il anime nos soirées-conférences avec brio depuis plus d'un an. Également grand amateur de musique ancienne et baroque, il donne des conférences aux Jeunesses Musicales du Canada.

ANNONCES

En tant qu'animateur de la soirée, François Filiatrault présente d'abord l'association des Sceptiques du Québec pour les nouveaux venus dans la salle. Cet organisme a pour but de cultiver la pensée rationnelle, de ne pas tomber dans la pensée magique et d'utiliser son esprit critique dans la vie de tous les jours.

Il semble que le sujet de notre dernière conférence, un débat entre créationnisme et évolutionnisme, soit très actuel. La plus récente parution de Québec Science, la revue du mois d'avril 2006, comprend un dossier sur l'invasion du créationnisme au Québec, qui, bien qu'un peu léger de l'avis de M. Filiatrault, est très intéressant (il comprend une entrevue avec Cyrille Barrette) et fait suite aux discussions du mois dernier. De plus, dimanche prochain l'émission Découverte à Radio-Canada présentera un reportage consacré à l'évolutionnisme et au créationnisme, mais en prenant partit !

CONFÉRENCE

Tenant maintenant le rôle du conférencier, François Filiatrault mentionne d'entrée de jeu que la conférence de ce soir sur la dissonance cognitive sera suivie d'une autre conférence à l'automne (pour aborder plus précisément les manipulations situationnelles qui découlent de la soumission librement consentie), étant donné la très grande quantité d'informations qu'il voudrait nous communiquer sur ces thèmes.

La dissonance cognitive

par François Filiatrault, professeur de psychologie

François Filiatrault

La dissonance cognitive est une théorie très puissante développée à partir de 1957 par Léon Festinger, un psychologue social américain. C'est une théorie extrêmement féconde et elle a donné lieu à des centaines d'expériences, qui constituent un véritable programme scientifique dans le domaine de la psychologie. Disons tout de suite que, malgré ses résultats étonnants, elle ne cherche pas à juger les êtres humains, mais plutôt à comprendre comment ils agissent et réfléchissent.

La théorie de la dissonance cognitive vient du postulat - jamais remis sérieusement en question - que le cerveau tente continuellement de donner du sens aux informations reçues, de les organiser, de créer des liens (parfois de cause à effet) entre elles, même là où il n'y en a pas, car il n'aime pas du tout la « désorientation » ou les contradictions. Plus précisément, notre cerveau recherche sens, unité, cohérence (logique interne de nos pensées), concordance (ou « consistance », c'est-à-dire que nos pensées correspondent à nos actions), stabilité (que la cohérence perdure dans le temps) et plénitude (l'impression de tout savoir, ou presque, car le cerveau ne sait pas ce qu'il ne sait pas...). [NDLR : Ces idées ont été abordées plus en profondeur dans la conférence du 13 octobre 2005 de Filiatrault intitulée La perception sociale et les théories implicites de la personnalité, dont vous pouvez consulter le compte rendu sur Internet ou dans le Québec Sceptique nº 59]. Notre conférencier fait remarquer que bien qu'on ait l'impression de posséder tous ces attributs, ce n'est jamais le cas. On ne voit nos propres incohérences et inconséquences que lors de nos rapports avec les autres ou lorsque les circonstances nous les mettent sous le nez.

En guise d'introduction, Filiatrault estime qu'il y a sans doute une certaine base physiologique à notre impression de cohérence, et qu'il s'agit peut-être d'un processus qui pourrait relever des lois d'économie en biologie. Il ajoute que cela découle certainement aussi d'un apprentissage social. Ainsi, dans notre société, la cohérence interne est extrêmement valorisée. Ceux dont les idées et les comportements paraissent cohérents sont jugés intelligents, honnêtes, forts, rationnels, stables, alors que les autres sont jugés capricieux, faibles, hypocrites ou influençables.

En premier lieu, dans notre organisation mentale, on peut s'intéresser aux relations entre les différentes cognitions. Clairement, certaines ont un rapport tout à fait neutre. Ainsi, les deux idées « Il fait froid cet hiver » et « J'admire énormément cette femme » ne sont aucunement liées. Par contre, d'autres idées peuvent avoir un lien de consonance : « Je suis contre le féminisme » et « Je laisse mon mari prendre toutes les décisions à la maison ». Enfin, certaines sont en dissonance : « Mon beau-frère est un être abject » et « Je joue aux quilles avec mon beau-frère chaque semaine » ou encore « Je suis contre toute forme de hiérarchie » et « Je viens d'accepter une promotion avantageuse ».

Plus précisément, une dissonance (terme emprunté à la musique) a lieu lorsque deux éléments de connaissance se contredisent, entrent en collision. Filiatrault fait remarquer que de telles contradictions sont inévitables, mais qu'on ne les découvre habituellement ou qu'elles ne sont suscitées que lors de contacts avec d'autres personnes (on ne se connaît pas par vision interne, mais à partir de nos rapports avec les autres). Nous verrons que ce simple état d'incohérence peut être un puissant facteur de motivation ; Aronson résume bien les enjeux importants du phénomène : « La théorie de la dissonance ne repose pas sur l'idée que l'homme est un animal rationnel ; elle suggère plutôt que l'homme est un animal rationalisant, qu'il tente d'apparaître rationnel à la fois pour les autres et pour lui-même. »

Types de dissonance

La dissonance la plus courante survient quand un élément interne (une croyance, une opinion, une habitude, une valeur...) est contredit par des informations extérieures. La dissonance génère alors un malaise, un inconfort, qu'on a d'ailleurs pu mesurer physiologiquement. Ce malaise entraîne nécessairement un mécanisme de réduction de la dissonance, soit en changeant notre élément interne, soit en niant l'information qui nous est donnée. Le conférencier donne l'exemple de quelqu'un qui a l'habitude de fumer le cigare en lisant attentivement sa revue préférée de vulgarisation scientifique, et qui parcourt un numéro de la revue qui aborde les multiples dangers du cigare pour la santé. Il y a là une dissonance qu'il ne peut éliminer, ou réduire, qu'en arrêtant de fumer, ou en niant ou dénigrant les informations contenues dans son magazine, se disant par exemple que la qualité de la revue a beaucoup baissée ces derniers temps. De même, lorsqu'on a tenté, lors d'une expérimentation, de répandre dans une entreprise la rumeur que le café était cancérigène, on a remarqué que les gros buveurs n'y croyaient presque pas, mais les autres beaucoup plus.

Supposons maintenant que l'individu soit plus impliqué et qu'il ait fait un choix. On peut alors voir comment la dissonance cognitive influence notre vision des objets et des êtres. Des études ont démontré que plus le choix qu'on a fait était important (sur le plan émotionnel ou financier, par exemple), plus on a tendance à dénigrer par la suite la ou les options qu'on a laissées de côté. Par exemple, si on a à choisir entre deux objets très semblables, le choix sera difficile ; c'est la difficulté même du choix qui indique l'égalité de valeur des deux objets. Pourtant dès que notre choix est fait, on voit tout de suite plusieurs aspects négatifs à l'objet qu'on n'a pas choisi et on est réceptif au premier chef à toutes les informations nous confirmant dans notre choix (on essaie de se convaincre de la validité de notre décision). On voit que le fait d'avoir choisi modifie instantanément notre perception de chacun des deux objets.

Version radicale de la théorie de la dissonance cognitive

Plus importante, une vision plus radicale de la théorie concerne les comportements dits « problématiques ». La dissonance ne surgit pas ici simplement d'une information qui s'oppose à un élément interne, mais bien d'un comportement fait par la personne elle-même. Et si ce comportement qui contredit nos éléments internes est fait en public, et plus encore s'il est efficace, il est beaucoup plus difficile à nier.

On peut comprendre cette idée grâce à une expérience de Festinger, présentée par Filiatrault. Festinger a d'abord fait faire à plusieurs élèves une tâche répétitive et peu intéressante, telle que visser des boulons. Puis, on a demandé aux élèves de mentir (dans une relation dyadique) en disant à des sujets potentiels que l'expérience était intéressante, cela pour rendre service aux chercheurs qui manquaient supposément de participants. On a offert à chacun des sujets d'un premier groupe 1 $ pour ce mensonge alors qu'on a donné 20 $ à ceux d'un deuxième groupe. Lorsqu'on a interrogé des membres des deux groupes par la suite à propos de l'intérêt de la première tâche, on s'est rendu compte que ceux du premier groupe avaient changé leur perception sur celle-ci et estimaient maintenant qu'elle n'avait pas été si ennuyante que ça. Le fait d'avoir menti à ce propos, et donc d'être en dissonance, les a amenés à modifier leur élément interne (ici, l'impression première) pour diminuer l'intensité du mensonge, source du sentiment de dissonance (bien sûr, quelqu'un qui aime mentir ou tromper n'aurait ressenti aucune dissonance).

Que ce soit les membres du premier groupe qui aient changé leur impression s'explique par le phénomène d'attribution, soit les explications qu'on se donne de nos propres comportements (et de ceux des autres), surtout s'ils sont efficaces. Les étudiants à qui on avait donné 20 $ « s'excusaient » eux-mêmes d'avoir menti en invoquant ce montant d'argent (attribution extrinsèque), alors que les autres ne pouvaient pas s'expliquer d'avoir menti pour seulement 1$, ce qui les a poussés davantage que les autres à modifier leur impression de la première tâche, réduisant ainsi la dissonance, en ayant l'impression que le comportement de mentir venait d'eux-mêmes (attribution intrinsèque). Filiatrault insiste sur le fait que pour que ce processus d'attribution ait lieu, il faut d'abord que les participants aient été déclarés libres de mentir ou pas. Il ne faut pas qu'ils aient l'impression que ce comportement est imposé par une cause extérieure.

Dans une autre expérience, on a demandé à des personnes, soit de façon aimable, soit de façon rude, si elles voulaient bien goûter à des sauterelles grillées. Selon ce même processus d'attribution, ceux à qui les sauterelles ont été présentées de façon brusque ont rapporté en plus grand nombre que les sauterelles avaient bon goût que ceux dont l'interlocuteur avait été très cordial. Ces derniers avaient moins besoin de se justifier d'avoir mangé une sauterelle (un comportement inhabituel) par le goût de l'insecte ; ils l'avaient mangé parce que la personne leur avait demandé si gentiment. Les autres ne pouvaient expliquer avoir mangé l'insecte pour la même raison ; la seule façon de justifier ce comportement, c'est de dire que le goût était bon...

Un même type d'étude a aussi étudié l'intériorisation des valeurs morales chez les enfants. On amène plusieurs enfants dans un local rempli de jouets et on leur permet de jouer avec tous les jouets sauf un. Aux enfants d'un premier groupe, on fait des menaces de punition sévère pour les empêcher d'y toucher alors qu'à ceux d'un deuxième groupe on fait la demande de façon beaucoup plus douce. Au premier jour, aucun des enfants ni d'un groupe ni de l'autre ne touche à l'objet. Toutefois, quand on invite les enfants à nouveau une semaine plus tard, cette fois en ne mentionnant pas d'interdiction pour aucun jouet, ceux du premier groupe s'empressent d'aller toucher le jouet interdit, alors que ceux avec qui on avait été moins menaçant ne s'y intéressent pas. Ces derniers ont intériorisé le fait de ne pas avoir joué avec ce jouet la première fois : puisqu'il n'y avait aucune menace concrète pour justifier de ne pas y toucher, s'installe l'idée que celui-ci n'est pas du tout intéressant.

De très nombreuses expérimentations et observations (comme celles faites par Festinger et Carlsmith sur des sectes qui avaient annoncé la fin du monde et l'enlèvement de leurs membres par des extraterrestres ; on imagine la dissonance qui surgit quand rien de ce qui avait été prévu ne s'est produit !) ont démontré que le besoin de cohérence est un moteur très efficace pour nous faire changer nos éléments internes (dans le cas des sectes, ils n'ont pas abandonné leurs convictions, mais plutôt prétendu que leurs prières et leur obéissance aux extraterrestres avaient sauvé le monde et ils se sont mis à prêcher encore davantage autour d'eux).

Origine de la concordance entre nos cognitions et nos comportements

Poussant plus loin la théorie, Festinger propose trois modèles de relation entre nos comportements et le milieu interne pour expliquer pourquoi nos comportements sont habituellement en accord avec nos attitudes, valeurs et autres éléments internes, nommés par Beauvois notre « idéologie ».

Premièrement, il y a le modèle « psychologisant », ainsi que le nomme notre conférencier. Ce modèle est basé sur l'idée que l'être humain est un être rationnel ; nous agirions et ferions nos choix selon nos valeurs, convictions (morales), traits de personnalité, fantasmes ou complexes, sans que des éléments extérieurs aient une grande influence sur nos actions. On conçoit alors l'humain comme étant à l'origine de ses actions, et cela est tout à fait conforme à la norme d'internalité dont Filiatrault avait parlé lors de sa conférence d'octobre 2005.

Deuxièmement, on trouve le modèle « sociologisant », un peu plus complexe, dans lequel on admet que certains éléments internes d'une personne puissent être modifiés par les informations auxquelles l'expose son rôle social ou son statut dans une situation donnée. Les informations nouvelles modifient ainsi l'idéologie de la personne, ce qui lui fait adopter de nouveaux comportements qui conviennent à cette nouvelle idéologie. Par exemple, dans un milieu de travail, un ancien chef syndical qui devient membre de l'administration va défendre ses nouveaux choix et comportements par le fait que ce nouveau poste lui fournit de nouvelles informations qui lui ont fait changer sa vision ou son point de vue sur les choses. Nous sommes ici encore en présence de l'idée que nous sommes rationnels : le comportement découle des éléments internes, même si ceux-ci peuvent être modifiés par l'expérience.

Enfin, il y a le modèle de la « rationalisation », beaucoup plus réaliste et fréquent qu'on pourrait le croire. Selon ce modèle, notre place dans un groupe, notre rôle social ou les circonstances dictent nos actions de façon pour ainsi dire automatique ; ce ne sont pas les informations nouvelles qui nous font changer de comportement, mais bien, dans le feu de l'action, les attentes de rôle ou les rapports de pouvoir. Et il pourrait bien s'agir alors de comportements nouveaux et même problématiques. Puis, après avoir agi avant de comprendre exactement pourquoi, on ajustera au besoin nos éléments internes pour justifier ces comportements, au départ non réfléchis et non rationnels. Mais il faut que ces comportements aient été faits « librement » : en effet, dès que la personne pense avoir eu le choix à cet égard, elle ne se rend pas compte des pressions ni des circonstances extérieures qui ont joué, faisant une attribution intrinsèque à son comportement, ce qui la pousse à ajuster ses éléments internes pour ne pas être en dissonance. Nous ne sommes pas ici en face d'un être rationnel, mais bien un être rationalisant. Ainsi, « la théorie de la dissonance porte sur les effets qu'a la réalisation d'une conduite sur l'organisation des notions, et non l'inverse », selon Joules et Beauvois, qui voient dans ce processus l'« internalisation » des utilités sociales. Ainsi, comme le dit encore Ibanez : « Nous ajustons nos croyances à ce que nous faisons réellement pour pouvoir continuer à penser que ce que nous faisons correspond à ce que nous pensons. » On verra que la « déclaration de liberté », qui accompagne ou masque souvent les exigences du pouvoir, est un formidable outil de manipulation.

Une liberté plutôt illusoire

La déclaration de liberté, « affirmation d'une valeur fondamentale de notre type de société » (Beauvois), est vraiment dotée d'une puissance presque magique, qui fait en sorte que la personne s'« approprie » son comportement, s'en croit à l'origine ou responsable, même s'il lui est imposé ; en faisant une attribution intrinsèque, elle pense avoir à l'intérieur d'elle-même les qualités qui seraient la cause de ce comportement. Le conférencier fait remarquer qu'il s'agit toutefois d'une liberté illusoire : des expériences ont démontré que le fait de déclarer quelqu'un libre de faire ou non une action ne change aucunement le nombre de personnes qui la font ; ça ne change que l'orientation du motif pour lequel on croit agir. Comme le disent Joule et Beauvois : « L'homme n'est déclaré libre et responsable que pour mieux rationaliser des conduites de soumission qui échappent à sa liberté et à sa responsabilité. » C'est la soumission librement consentie.

La cohérence et les manipulations situationnelles

Filiatrault termine sa conférence en rapportant une expérimentation qui fera le pont avec le sujet de sa prochaine conférence, soit la soumission librement consentie et les manipulations situationnelles.

Après avoir recruté un certain nombre de volontaires pour des expériences en psychologie, on dit à un premier groupe de ceux-ci qu'ils devront soit traverser un labyrinthe soit manger chacun un ver de terre, selon un tirage au sort. On forme aussi un groupe témoin dont les participants pourront, eux, choisir entre l'une ou l'autre action. Lorsqu'on annonce aux membres du premier groupe que le hasard a fait qu'ils devront manger un ver de terre, ceux-ci sont généralement déçus (« C'est bien ma chance ! Ça tombe encore sur moi ! »), mais ils essaient de voir le « bon côté » des choses, se rappelant par exemple que ces animaux sont pleins de protéines, estimant qu'il faut prendre cette tâche comme un défi, ou pensant à l'avance au succès qu'ils remporteront en racontant la chose à leurs amis. Les chercheurs laissent se développer cette rationalisation. Puis, ils s'excusent en disant à ces volontaires qu'il y avait eu erreur et que finalement il ne devait pas y avoir de tirage au sort : ils peuvent donc maintenant choisir eux-mêmes entre traverser le labyrinthe ou manger le ver de terre. Étonnamment, plus de la moitié de ces volontaires décident de manger tout de même un ver de terre, alors que personne du groupe témoin ne choisit de le faire par lui-même. Les gens à qui on avait d'abord dit qu'ils devraient manger le ver ont déjà adapté leurs pensées à cette idée et ils seraient en dissonance s'ils décidaient maintenant de ne pas poursuivre. Quelle incroyable technique de manipulation ! conclut Filiatrault.

À suivre...

QUESTIONS ET DISCUSSION

On demande d'abord à Filiatrault s'il ne trouve pas que cette vision de l'être humain est un peu pessimiste. Celui-ci réplique que la vraie liberté n'est pas de nier que nos comportements sont déterminés, mais de savoir où et comment. L'esprit humain est capable d'observer ces mécanismes à l'œuvre, mais c'est une vigilance de tous les instants. Il ajoute que les psychologues sociaux sont en train de mettre sur pied une véritable connaissance de l'être humain qui va remplacer, dans beaucoup de domaines, les psychologies exclusivement personnologiques. Ces dernières tentent, à partir de traits ou d'une structure de personnalité, de développer un modèle de la personne qui expliquerait l'ensemble de nos actions et décisions. Mais il semble bien que ces traits personnologiques ne sont prédictifs des comportements que lorsqu'on voit les gens agir dans les mêmes situations que celles dans lesquelles on les perçoit habituellement.

Filiatrault explique aussi à nouveau l'analogie du boucher, développée par Beauvois et dont il a parlé lors de sa conférence d'octobre 2005. La viande que l'on mange étant en fait la même chose que les muscles des animaux, on peut s'intéresser à la façon dont les biologistes et les bouchers décrivent ce même objet. Le biologiste a un rapport social d'observation (scientifique) avec les muscles : il étudie la structure du muscle, la façon dont il se contracte, les processus biochimiques de son fonctionnement, etc. De son côté, le boucher décrit la viande comme étant tendre ou filandreuse, bonne pour bouillir, faite pour être mangée bleue ou en escalope. Filiatrault souligne que nous sommes dans la vie courante devant les êtres humains comme un boucher devant la viande, et non pas comme le physiologiste devant les muscles. Nous disposons assurément d'une connaissance, mais sous forme de description utilitaire ; nous nous basons sur une évaluation sociale de la personne, et non sur une connaissance « objective » de son fonctionnement.

Dans sa conférence, Filiatrault a mentionné qu'une personne devant choisir entre deux objets a tendance à diminuer la valeur de celui qui est rejeté, dès qu'elle a fait son choix. D'un autre côté, il semble qu'une personne dépressive aurait fort pu regretter toute sa vie de ne pas avoir choisi l'autre voiture. On demande donc au conférencier si cette théorie a déjà été utilisée pour décrire certaines maladies mentales. Il semble que ces pistes n'ont pas pour le moment été examinées ; les expériences rapportées ont été faites sur des échantillons de gens ordinaires et « normaux ». Le conférencier précise qu'il ne s'agit pas de nier les différences entre les individus, mais bien de ne pas les invoquer pour expliquer nombre de comportements « sociaux ».

On parle de l'impact négatif qu'ont les comités d'éthique sur les expériences dans ce domaine. Il semble que certaines expériences mentionnées par le conférencier (par exemple, celle de Milgram sur l'obéissance à l'autorité ou celle des vers de terre) ne seraient pas permises de nos jours. Plusieurs chercheurs dans la salle sont du même avis et craignent que ces comités soient en train de tuer la recherche.

Est-ce que la dissonance cognitive pourrait être utilisée contre nous par certains partis ou pouvoirs, par exemple ? Filiatrault souligne que certains chercheurs examinent déjà cette possibilité. Nous y reviendrons...

Compte rendu rédigé par Anne-Sophie Charest et révisé par le conférencier.

Pour en savoir plus

BEAUVOIS, J.L., Traité de la servitude libérale, Dunod, 1995.
BEAUVOIS, J.L., Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social, PUG, 2005.
BEAUVOIS, J.L. et JOULE, R.V., Soumission et idéologie, psychosociologie de la rationalisation, PUF, 1981.
BRONNER, Gérald, L'empire des croyances, PUF, 2003.
CIALDINI, R., Influence et manipulation, First Documents, 1990, 2004.
EYSENCK, H. et M., L'esprit nu, Mercure de France, 1985.
GUÉGUEN, Nicolas, Psychologie de la manipulation et de la soumission, Dunod, 2002.
JOULE, R.V., « La théorie de la dissonance cognitive », Introduction à la psychologie de la motivation, Études vivantes, 1993.
JOULE, R.V. et BEAUVOIS, J.L., Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, PUG., 1987.
JOULE, R.V. et BEAUVOIS, J.L., La soumission librement consentie, PUF, 1998.